-Alas Clarín, Leopoldo, L’entourloupe, Rennes, JFB, 2009.

 

 

L'entourloupe.

 

Fallait-il ou non faire une route ? D'abord, c'était quelque chose de nouveau et ça avait déjà cet inconvénient. De plus Manín de Chinta (Manu, le fils de Cynthe) regrettait de devoir abandonner l’ancien chemin, le camín rial, un chemin royal, qui n'avait jamais pu prétendre au rang de communal, parce que, malgré toutes les corvées pour lesquelles les hommes de la paroisse s’étaient tués au travail, cette voie étroite, raide, avec des abîmes en fait de nids de poule et des rochers, des flaques et des mares au beau milieu, en était restée tout au plus au niveau d'un chemin vicinal. En hiver, le bétail s’enfonçait dans la boue jusqu’aux jarrets ; en été, cette pâte pétrifiée en une succession ondulée de creux et de bosses, comme les vagues d’une mer de boue, laissait voir les profondes empreintes des sabots des vaches et moutons qui ornaient, telles des arabesques, cette houle immobile. Mais rien à faire ; c’était par ce chemin qu' avaient fait passer leur charrette le père de Manín, le grand-père de Manín, tous ses aïeux, aussi loin qu’on pût s’en souvenir.

         Manín de Chinta mettait trois heures pour mener ses vaches au bourg ; c’était beaucoup pour une distance aussi courte ; mais c’était le temps que mettait son père, que mettait son grand-père. De plus, la route coupait en deux le suquero (le pâtis), frais et odorant morceau de verdure, régal des gens de l’étable. Manín résista autant qu’il put, s’opposa à l’expropriation autant que le lui permirent ses relations mais le torrent invincible et imparable de la civilisation et du progrès comme dit le député de la circonscription au cours d’un repas que lui avaient offerts les notables du coin, chez le recteur de la paroisse, qui plus est, le torrent, c’est-à-dire la route, fut plus fort que Manín ; et l’ennemi passa au beau milieu du pâtis, couvrant de poussière l’herbe et les arbres qui de part et d’autre de la route restèrent la propriété de Manín.

         Le romantisme de nos paysans n’est jamais poussé au point de s’opposer longtemps à ce qui sert leurs intérêts. Manín eut quelques pensées nostalgiques pour le camín rial abandonné et bientôt envahi par les herbes; mais comme tous les gens à l'entour, il emprunta la route, qui peu à peu prit un petit air rustique, gagna en quelque sorte un droit de cité et finit par devenir une chose familière et bénéfique. Sur le bord du nouveau chemin poussèrent des maisonnettes aux murs peints, plus propres et plus solides que les masures construites sur la pente d’à côté; le long de la route fleurirent les tavernes et les épiceries, le trafic augmenta et, assez rapidement, Manín vit que, pour leurs déplacements au bourg, ses voisins délaissaient peu à peu la très lourde et massive charrette du pays, avec son grincement de tous les diables, une charrette qui devait être encore proche de celles utilisées par les Huns et les Argipées. De plus en plus, ils lui préféraient de légères et sautillantes carrioles à deux roues, peintes de couleurs  si vives, si criardes qu'en roulant véloces sur le chemin on aurait dit qu'elles faisaient autant de bruit avec le vert, le rouge et le bleu de leurs montants qu'avec les jantes qui dansaient sur les cailloux.

         Manín de Chinta en éprouva de l'envie, et il finit par souhaiter avoir lui aussi sa voiture en bois peint: il était un peu menuisier, et avec un forgeron de ses voisins, à eux deux ils finirent, non sans frais considérables, par déposer à la porte de la cour des Chinta un véhicule bleu et rouge avec une capote, des bancs en pin et même un marche-pied à l'arrière. Il ne manquait que le cheval.

 

 

Avec Manín vivaient sa mère, Rosenda, sa femme, María Chinta de Pin de Pepa (fille de José, le fils de Josèphe), deux filles à marier, et un fils, Falo (Rapha), ancien soldat dans la Cavalerie.

         Après avoir beaucoup réfléchi, sorti et rentré à plusieurs reprises les pesos que la maîtresse de maison gardait dans une petite bourse verte, en maille ¾de l'argent qui provenait de la vente du suquero¾, la famille décida que Falo irait à la prochaine foire de l'Ascension, là-bas, très loin, au chef-lieu du département, pour acheter un animal de trait, robuste, d'environ mille à mille cinq cents réaux, qui ait du métier et qui puisse tirer toute la maisonnée jusqu'en  haut de La Grandota, la grande côte. Falo comprit que lui seul pouvait mener à bien la périlleuse entreprise consistant à ramener à la maison une bouche supplémentaire, dont on ne connaissait pas les habitudes et d'une utilité encore à prouver.

         Par avance, toute la famille se montrait méfiante à l'égard de l'intrus, avant même qu'il n'arrive, dès que Falo eut pris congé, en route pour la foire.

Vaches, cochons, poules, chèvres, canards et lapins… tout cela était gens connues, qui faisaient, comme on dit,  partie de la maison. L'âne qui servait à porter le maïs au moulin était un pensionnaire discret, de bonne composition; mais un cheval! Et un cheval pour tirer une voiture, rien que ça ! C'était une trop grande nouveauté, dérangeante, presque douloureuse.

         Il faut construire quelque chose dans la cour, près des vaches, pour faire une place au cheval –dit la Chinta.

         Et Manín, avec un air d’indifférence, haussa les épaules et dit entre ses dents:

-Bah!, comme tu voudras … on ne sait même pas si Falo va trouver quelque chose de convenable. Il sera toujours temps.

Et dans la famille il y avait comme l'espoir que Falo revienne sans l'animal qu'il était allé acheter et que réclamait à grands cris ( des cris d'un rouge vif) la carriole qui à la porte reposait sur ses brancards.

Quand il revint, Falo montait une jument. Elle était d’une belle taille, grise, la tête fine, une belle allure, élégante dans la façon de jeter les jambes et pas craintive pour un sou. Elle n'était pas maigre ni trop forte. Simplement, quand on la laissait seule, livrée à elle même, elle devenait toute triste, écartait un peu les pieds, laissait retomber son cou et de temps en temps faisait une sorte de bruit, comme un soupir sortant du fond de ses entrailles, qui lui secouait les flancs.

Elle venait de Castille, d'une région de plaine; peut-être se sentait-elle oppressée par les montagnes? Son âge? Là était le vrai mystère. Comme femme un peu mûre qu'elle était, pas moyen de l'apprendre de sa bouche; mais elle ne devait pas être très âgée. A moins que…, à moins qu'elle ne fût une Ninon de Lenclos dans son genre.

Falo ne l'avait pas achetée à la foire. De la ville, il revenait avec les pesos, presque content de n'avoir rien trouvé qui fasse l’affaire. Tout était cher, ou de mauvaise qualité, ou bien encore douteux. La vérité était que l'ex-soldat de Cavalerie ne savait que très peu de choses de la science des maquignons, et il avait fini par se méfier des gitans qui lui proposaient tant de bonnes occasions.

C'est au sortir du bourg, alors qu'il était presque rendu à la maison, que Falo fit affaire; avec quelqu'un du même canton, l'Artilleur, un gitan du Nord, plus voleur encore que tous ceux qui parcourent le vaste monde. L'Artilleur comprit tout de suite, dès qu'il vit Falo attarder son regard sur la jument qu'il montait, que l'ex-soldat de Cavalerie avait eu un coup de cœur pour elle. Falo, beaucoup plus tard, comprit pourquoi elle lui avait tant plu; elle ressemblait à un cheval que les carlistes lui avait tué lors d'une célèbre charge. Mais, sur le coup, le fils de Manín de Chinta ne s’en rendit pas compte. La jument, pensait-il, lui avait plu comme ça, parce qu'elle avait bonne apparence, une jolie couleur de robe, une belle allure et qu'elle ne prenait pas peur.

Falo arriva à la maison à la nuit tombante, et mit la jument dans l'étable à vaches. L'ex-cavalier comprit qu'à la maison on n'apprécierait pas trop son achat. Les vieux, en pensant à l'argent, trois cents pesètes, qui s'étaient envolés pour ça, n'étaient pas loin de se repentir d'avoir bien témérairement décidé de rouler carriole. De plus, un animal de cette taille était chose si nouvelle, si étrange dans cette vie que, pêle-mêle, menaient personnes et animaux!

La mère de Manín, qui était très âgée et incapable de rien faire, sauf de fumer, manger et commander son monde à grands  cris, en donnant des ordres qui tantôt étaient obéis et tantôt non, mais qui toujours étaient écoutés avec respect, Rosenda, qui avait quatre vingt ans, ne trouvait vraiment pas bien que le pollín (l'âne), qui avait plus d'ancienneté et avait rendu tant de services, doive être placé dans la soue de la quintana (la cour), et doive partager la gente compagnie des protégés de Saint Antoine, et que l'intrus, c'est-à-dire l'intruse, eût besoin de la moitié de la cour pour elle seule. Et pour ce qui est de la nourriture? Jésus, Marie, Joseph! la meilleure herbe du  suquero, une ration de paille de temps en temps, rien que du bon, que des douceurs, des gâteries.

Les jours passèrent, et la sourde rancœur de tous, à l’exception de Falo, à l'encontre de la Chula (Bijou), la jument grise, allait grandissant au lieu de s'apaiser. Falo passait des heures entières à ses côtés, à la nettoyer, à la caresser, comme pour la consoler de tant de mépris et de ses mesquines rations.

La jument de Castille était de plus en plus triste. De temps en temps elle tournait brusquement la tête, comme dans l'espoir de voir quelque paysage de la plaine à laquelle elle rêvait, dans un demi-sommeil. Elle fermait les yeux, en les plissant, tout tremblants, et les mouches se précipitaient alors sur le coin de ses paupières comme pour lui soutirer les larmes de ses saudades de brute mélancolique, résignée.

La Chula commença à maigrir. A un jarret, une boule dure avait surgi. Alarmé, Falo, cacha à Manín et aux femmes de la maison sa triste découverte. En cachette, il soigna l'animal avec du sel et du vinaigre.

Vint le jour où on devait l'essayer. On l'attela à la carriole, Manín, sa femme et son fils y montèrent et prirent le chemin du bourg. Tout allait bien. La Chula avait beaucoup tiré d'attelages dans ce bas monde. Elle ne fut en rien surprise par les brancards ni par le bruit des roues sautant sur les cailloux, ni par les fréquentes rencontres avec les grosses charettes si chargées d'herbe qu'elles disparaissaient sous une montagne branlante de verdure, les troupeaux et leur brouhaha, les voitures et les vélocipèdes. Elle semblait être habituée à tout. Elle était partisan du nihil mirari: peut-être ne pensait-elle même pas à ce qui se passait à côté d'elle. Elle avançait en rêvant, comme le font en ce monde bien des poètes exilés dans la prose de la vie: ils travaillent et ils rêvent.

De temps en temps, elle semblait revenir à la réalité, et redressait la tête, comme à la recherche d'airs plus dégagés, de plus vastes horizons: ces vertes collines, si proches, à droite et à gauche, semblaient l'oppresser, l'étouffer. C'est du moins ce que se figurait Falo qui la conduisait. Toutes les quatre ou cinq minutes, sans que son père le remarque, le jeune homme jettait un coup d’œil sur l'enflure de la jambe; elle empirait; et comble de malheur! la jument se frappait un pied contre l'autre, et un fer avait fait saigner la jambe opposée.

 On arriva à La Grandota, le moment de vérité! La Chula, discrètement fouettée par Falo, entama la montée au grand trot. A mi-pente, le véhicule butta sur une charrette qui descendait, et la jument s'arrêta tout net.

Quel giorno più non legevammo avante.

Ce jour-là la Chula ne fit pas un pas de plus en direction du bourg. Tout fut inutile, les coups de fouet, les coups de bâton, les caresses, les arguments persuasifs de Manín, les lamentations de sa femme, l'aide des passants qui vinrent soulever les roues de la carriole. Elle ne bougea pas. Elle ne se  cabrait pas, elle ne s'impatientait pas; aucune ruade, aucun hennissement; le silence, la patience, la résignation; mais pas un pas de plus. Les coups pleuvaient; la jument grise fermait les yeux, couverts de leurs tristes et tremblantes membranes : elle attendait, avec résignation, que cela passe,  en rêvant à la Castille! Tant bien que mal, il fallut rentrer à la maison.

Le lendemain, à l'aube Falo constata avec effroi que la jambe était encore beaucoup plus enflammée; la blessure continuait à saigner et en plus… sur le dos et le poitrail les harnais étaient rentrés dans la chair et étaient apparues, luisantes, distillant de l'humeur aux milieu de gouttes rouges, de grandes plaies. Il fallut mettre Manín de Chinta au courant de ce qui se passait; le paysan levait les bras au ciel, les femmes sortirent dans la quintana, poussant de grands cris, se lamentant, comme les pleureuses aux enterrements. On passa en revue les faits et gestes de l'Artilleur à la façon d'Aristophane.

Si ce type s'était montré aussi malhonnête avec les Chinta, criaient-ils, il méritait de retourner au bagne, où il avait déjà séjourné.

La Chula allait de mal en pis; elle baissait comme les actions à la Bourse dans les moments de panique. Elle était de plus en plus assaillie de mouches qui manifestaient leur intention de se la partager. Falo voyait avec épouvante la prochaine transformation de cette figure animée, que, sans savoir pourquoi, il avait commencé à aimer, en masse inerte, répugnante, putréfiée; il pressentait le sauve-qui-peut terrible de la matière qui s'échappe d'un organisme abandonné par le souffle mystérieux de la vie. De plus, comme Falo ne croyait pas à l'immortalité de l'âme des juments, cette pourriture dans laquelle allait se décomposer sa nouvelle amie lui semblait encore plus horrible et, du coup, il n'en éprouvait que plus de peine.

Il se mit à soigner et à bichonner la Chula avec toute l'application et l'enthousiasme de son énergie de jeune paysan têtu, il voulait qu'elle guérisse.

Pendant ce temps Manín s'empressa d'entreprendre les démarches pour annuler la vente. "Par chance, il ne l'avait pas achetée à la foire" "L'Artilleur allait devoir lui rendre son argent et remporter l'entourloupe, puisqu'il l'avait misérablement trompé". Il ne savait pas si oui ou non il avait le droit à rescision ou à quelque chose comme ça; mais il savait quelque chose de plus concret: que c'était une affaire de gros bonnets, de notables; que le juge obligerait l'Artilleur à reprendre la jument si le maître en faisait son affaire.

Le maître c’était le patron dans le bourg, et Manín était de son bord, car il avait de l'argent à lui en prêt et en location un lopin de terre qui appartenait à cet homme au bras si long. L'Artilleur lui aussi avait son patron pour le protéger: ce fut un combat de chefs. Le juge, officieusement, fit en sorte que la chose fût remise aux mains de qui pourrait trouver la solution, sans attendre un jugement, laissant entendre que lui, le moment venu, trancherait dans le même sens; il voulait obliger le plus puissant en faisant traîner ou en écartant la décision. Le patron le plus fort , le maître, celui de Manín, eut le dernier mot. L'Artilleur prit peur et s'avoua vaincu, avant de l'être devant la peu recommandable justice du bourg.

                                                    

Mais toute cette guerre pseudo-juridique faite d'influences, d'intrigues, de rancœurs et de vanités dura des semaines et des semaines, et pendant ce temps la jument ne guérissait pas et ne mourait pas non plus. Petit à petit, autour de Falo qui s'en occupait, se présentèrent, pour l'amour de l'art vétérinaire,  quelques voisins qui s'y connaissaient un peu. Rosenda et la Chinta elles aussi commencèrent à s'intéresser à l'animal et à ses misères. Manín fut le dernier, mais il y vint aussi, et finit par être le plus attentionné; celui qui s'appliquait le plus à soulager les maux de l'entourloupe.

La Chula peu à peu devenait une chose familière, comme la route. Même les vaches faisaient cas d’elle. Et que dire des poules, qui toute la journée s'activaient entre ses pattes.

L'idée qu'il s'agissait d'un "animal de Dieu" fit régner dans la cour une ambiance d'asile de charité. Falo triomphait, radieux.

La jument finit par connaître une petite amélioration; la famille la prenait en affection. Jusqu'au curé de la paroisse qui vint la voir. Le curé, comme la Chula, était de Castille, grave, noble, triste, courtois; lui aussi avait la nostalgie de la vaste plaine. Le recteur déclara, en lui donnant des tapes sur le ventre, que la jument était une brave bête, que sans doute elle se rétablirait, qu'elle n'avait rien d'autre que le poids des ans et quelques vices dans le sang. Il émit l'idée que, d’une certaine façon, c'était un cas de conscience que de soigner le pauvre animal qui semblait être reconnaissant des remèdes et de des flatteries qu'on lui prodigait.

 

Un beau matin, l'Artilleur se présenta, en poussant des jurons, une bourse de cuir dans une main et une têtière dans l'autre. Il venait chercher la jument; "On lui avait joué un sale tour; mais ils paieraient tout ça lors des prochaines éléctions. Et pour barder, ça barderait". Il jeta l'argent aux pieds de Manín, entra dans l'écurie et entreprit de détacher la Chula de la mangeoire, comme quelqu'un qui recupère son bien. Il la fit sortir dans la cour, lui passa la têtière, d'un saut il l’enfourcha, à cru, et sans prendre congé, pressa les flancs de la bête pour se mettre en route… mais la Chula ne bougeait pas, elle n'avançait pas.

Sans prêter attention à cet important détail, donnant de féroces coups de talons dans le ventre de la jument grise, l'Artilleur criait: " On se moque de la justice! C'est un vrai scandale! Si de haut en bas il n'y avait pas que des canailles, j'irais jusqu'au juge et au Tribunal réclamer mes 300 pesètes, mais on sait bien que partout le pauvre il n’a qu’à s’aplatir, se ronger les sangs, se…Allez, hue, sale bourrique! Et vlan, et vlan! Une pluie de coups avec les talons et la longe.

Falo face à l'Artilleur comme pour lui barrer le chemin, le fixait; pâle, se mordant la lèvre. Manín, derrière la Chula, entouré des femmes, avait un pied sur la bourse que l'Artilleur avait jeté par terre, et dans son étroite cervelle agitait de très grandes pensées.

L'Artilleur maltraitait la jument, qui ne pouvait avancer, de telle sorte que l'indignation était prête à éclater au sein du groupe. La famille assistait en silence à ce traitement cruel. La vieille, l'octogénaire, la mâle Rosenda fut la première à crier:

¾Espèce de brute, tu vois pas qu'elle veut pas? T'as  donc rien dans le cœur? Allez, descends de la jument ou je t’attrape par la jambe et tu te retrouves par terre.

—Et si c'est pas la grand-mère, c'est moi qui le ferai —dit Falo en faisant un pas en avant.

¾ Mais la jument est à moi; c'est pas pour de rien que vous avez gagné le procès chez le maître. Cré nom de nom! Et dire qu'on appelle ça de la justice!…

¾La jument est à toi –répondit Manín de Chinta, moins tendu que Falo—; mais comme on dirait que cet animal se plaît bien chez nous… et comme elle veut pas s' y en aller… moi je dis qu'elle va rester. Et sur ce, tu descends; reprends ton argent qui est là où tu l'as laissé, et que la Chula retourne à l'écurie.

Et Manín écarta le pied qu’il avait posé sur la bourse et mit une main sur la croupe de la jument.

Après avoir réfléchi, l'Artilleur, cessant de taper sur l'animal, dit d'un ton conciliant, mais d’un air matois:

—Va pour ce que tu dis; mais faut que tu payes les dépens.

—Quels dépens, puisque tout a été réglé à l'amiable?

—A l'amiable ? Ouais, j' t'en fiche. Les dépens c'est tous les mauvais sangs qu'à cause de vous j'me suis fait plus qu'à mon tour et c’ que j'ai dépensé en chaussures et en voyages au bourg… Si tu mets cinq pesos par dessus, la jument est à toi.

Et après moultes discussions, tergiversations, hésitations et insultes voilées, on arriva à un accord; la Chula retourna à l'écurie, Falo se remit à la soigner et l'Artilleur s'en fut avec ses trois cents pesètes et vingt-cinq autres qu'il n'avait pas apportées.

La Chula, après quelques semaines, put recommencer à tirer la carriole. Elle faisait son métier de façon passable, comme un vétéran qui a atteint l'âge de la retraite. On ne chargeait pas trop la voiture. Quand une grande côte s'annonçait, tout le monde mettait pied à terre ! La Chula montait petit à petit; on ne la pressait pas. De temps en temps, elle s'arrêtait et on faisait celui qui ne voit rien. Elle s'efforçait de faire de son mieux; la famille tolérait ses faiblesses naturelles, son horreur pour tout ce qui grimpait.

Et on vivait ainsi, en se supportant les uns les autres; comme on supportait la vieille, qui ne travaillait plus et ne cessait de ronchonner; comme tout le monde ils avaient quelque chose à tolérer chez les autres, à se pardonner mutuellement. Ainsi va la vie chez ceux qui s'aiment et ensemble traversent cette vallée de larmes, en se tenant par la main pour ne pas être dispersés par le vent de l'infortune.

La Chula s'arrêtait dans la Grandota; la Chinta s'asseyait sur un tas de pierres  et, tranquillement, fumait sa cigarette, roulée dans une demi-feuille de maïs en guise de papier. Et Falo attendait là, en sifflotant, caressant de sa main le dos de la jument grise, qui ressemblait au cheval qu'il avait laissé mort sur le champ de bataille.