-"Petits échos du Grand Réalisme espagnol dans la critique française (1877-1987)",


in: A. Deguernel, C. Rivalan Guégo (dir.), Les Espagnes, Atala. Revue du Cercle de Réflexion Universitaire du Lycée Chateaubriand, n° 11 (2008), pp. 271-286.

 




Petits échos du Grand Réalisme espagnol dans la critique littéraire française (1877-1987).

 

A l'instar d'Emile Zola, les lecteurs français ont longtemps été de "gros ignorants" de la littérature espagnole. Même des romans contemporains de ceux de Zola, Daudet, Goncourt ou Maupassant, qui appartiennent à ce qu'on appelle aujourd'hui le Grand Réalisme espagnol, sont longtemps restés un "mystère" -pour employer l'expression de Clarín-, quand, pour bon nombre d'entre eux, ils pourraient sans conteste être lus avec autant de profit et de plaisir que bon nombre d'œuvres figurant au "Lagarde et Michard" du XIXe.

            C'est à l'explication d'un telle ignorance et aux raisons qu'on peut avoir aujourd'hui de s'en repentir que seront consacrées, en écho à la critique, les lignes qui suivent.

 

L'Afrique de la littérature. Il faut ici rappeler ce qu'a été l'attitude dominante à l'égard de l'Espagne et de sa littérature dans la critique française, de la fin du XIXe jusqu'aux années 1980 : l'ignorance, le préjugé et, en général, une absence de préparation[1], douloureusement ressentie par des écrivains aussi francophiles et attentifs au mouvement littéraire et intellectuel en France et en Europe que L. Alas Clarín[2]: comme il le disait, avec son ironie habituelle, les Français "même avec notre soleil diaphane et tout et tout, qui leur fait penser au soleil d'Afrique, nous voient de façon assez floue, à supposer qu'il nous regardent",  et il se prendra a espérer, en 1895, qu'ils accordent autant d'attention aux Espagnols qu'aux habitants de Madagascar que l'armée française s'apprête alors à conquérir…L'analyse, entre 1876 et 1900,  de revues telles que la Revue des Deux Mondes, la Nouvelle Revue, la Revue Britannique, la Revue Politique et Littéraire (Revue Bleue), Le Correspondant, organe du catholicisme libéral, la Revue Moderne le confirment: durant cette longue période, elles n'ont consacré que quelques articles à la littérature espagnole[3]. Sans doute, la langue espagnole était-elle moins connue qu'aujourd'hui  -rares étaient les journalistes pouvant lire dans le texte;  le même Clarín les estime à une douzaine- et la place d'une Espagne dépouillée au début du XIXe siècle de la plus grande partie de son Empire avant d'en perdre les deniers lambeaux en 1898, était peu avantageuse dans le concert international… D'ailleurs, n'était-elle pas depuis les années 1840 une sorte de glacis pour la littérature française qui, sous forme de traductions, était déversée dans cette "nation traduite" (Botrel, 2006)? Toujours est-il qu'alors que les lecteurs espagnols peuvent lire Zola et même Boisgobey en traduction (Botrel, 1989; Saillard, 1997), seules quelques pages et, au mieux, quelques contes ou nouvelles des auteurs espagnols contemporains de Zola peuvent être lus en français. La seule exception notable, très commentée à l'époque, est la traduction en 1886, du petit roman de l'écrivain catalan Narcís Oller (Bensoussan Tubau, 1988), La Papallona (Le Papillon)[4], parce que son traducteur Albert  Savine obtint de Zola une préface.

Dans celle-ci Zola assure qu'il d'une "remarquable étude, l'étude de personnages légèrement idéalisés et traversant un milieu très exact… Barcelone s'agite dans ses descriptions avec une réalité intense, tandis que les personnages marchent un peu au dessus  de la terre…". Mais il écrit aussi : "Nous sommes des positivistes et des déterministes, du moins nous prétendons ne tenter sur l'homme que des expériences; et lui (Oller), avant tout , il est un conteur qui s'émeut de son récit, qui va jusqu'au bout de son attendrissement, quitte à sortir du vrai" (apud Beser, 1962, 511), niant ainsi au roman le label naturaliste.

En 1884 et 1885, Doña Perfecta et Marianela, romans de Pérez Galdós, avaient bien été publiés, dans une traduction de Julien Lugol, à Florence, dans la Revue Internationale, mais, en France, si la piètre traduction de Marianela est acceptée par la maison Hachette, pour une publication en volume en 1884[5], celle de Doña Perfecta avait été refusée parce que, dit l'éditeur,  "la polémique religieuse dont traite le roman est un sujet trop brûlant pour une collection destinée aux familles". C'est chez E. Giraud que paraîtra la traduction de ce roman pourtant déjà publié, tout comme Gloria, en Allemagne, en 1885, avec, à nouveau, une préface d'A. Savine.

Malgré l'appel lancé par Léo Quesnel aux traducteurs en 1885 (Etienvre, 1976, 105), de 1884 a 1888, seuls trois romans de Galdós seront traduits: Marianela (deux fois), Doña Perfecta et L'ami Manso, mais ensuite son œuvre, outre quelques traductions occasionnelles et partielles dans la presse ((Etienvre, 1976, 120). Il faudra attendre 1899 pour que Galdós sorte de son purgatoire…

Quant à la traduction annoncée en 1886-1887 de La Regenta de Leopoldo Alas Clarín, paru en deux tomes en 1884-85, qui, assurait son auteur, devait être publiée dans Gil Blas ou La Justice de Clémenceau, puis dans Le Temps (en feuilleton!), même réduite à un tome  elle restera à l'état de projet ou de rêve. Seuls les romans de Palacio Valdés connaissent déjà un certain succès (dans le monde anglo-saxon), en raison, selon Clarín, de leur "prose simple, familière (…) qui a certains aspects cosmopolites", et à leur "valeur d'information, fidèle, minutieuse, caractéristique dont l'étranger a besoin" (apud Lissorgues, 2005, 208). En France, c'est son roman le plus "exotique", La sœur Saint Sulpice, sous-titré "Costumbres andaluzas" (Coutumes andalouses) dans l'édition originale (1889), qui sera le premier publié en 1903. Même la très entreprenante Emilia Pardo Bazán devra attendre 1910 et 1911 pour voir ses deux grands romans "naturalistes" de 1886 et1887 (Le château d'Ulloa et Mère nature) traduits en français.

En 1900, le grand hispaniste français Alfred Morel-Fatio, victime d'une sorte d'héliotropisme littéraire,  dans son prologue à la traduction de Misericordia par Maurice Bixio, présente Galdós comme "un de ces latins du Sud que nous accueillons avec le plus grand plaisir  et au contact desquels nous aimons parfois à réchauffer et à ragaillardir nos âmes oppressées et glacées par les brumes septentrionales" (Pérez Galdós, 1900, I), en le distinguant, cependant, de ses compatriotes dont "la couleur locale, les coutumes agrestes et certaines étrangetés de pensée nous désorientent assez" (Pérez Galdós, 1900, IV).

En 1909, le traducteur G. Hérelle pense que "l'Espagne (…) va peut-être devenir à la mode. On parle beaucoup d'elle –plutôt en mal, il est vrai. Mais (…) la médisance est aussi une réclame" dit-il (apud Botrel, 2000, 969). Son intuition semble s'être relativement confirmée avec Blasco Ibáñez dont rien que les œuvres publiées par Calmann-Lévy, au prix de coupures qui peuvent aller jusqu'à 42% du texte original dans Les quatre cavaliers de l'Apocalypse (1917), sont vendues à 200 000 exemplaires environ entre 1902 et 1928 (Botrel, 2000, 972), sans atteindre, cependant, des cotes comparables à celle de Shaw ou D'Annunzio[6]. Faut-il y voir une  marque de rupture dans la traditionnelle ignorance de la littérature espagnole en France ? Selon D. Rall (1983), la méconnaissance antérieure pèse lourdement sur la place de la littérature espagnole qui, jusqu'en 1914, occupe dans les revues une "modeste place". Après la guerre de 14-18, l'intérêt pour la littérature hispanique de quelques écrivains tels que Valéry Larbaud, Jean Cassou, Francis de Miomandre ou Jules Supervielle, ainsi que  l'intervention de traducteurs de meilleure qualité, font un peu évoluer la situation, mais si Blasco Ibáñez continue de  connaître un assez large succès, Ramón Gómez de la Serna, prisé des surréalistes, ou Unamuno ne dépassent guère les  cercles d'écrivains ou d'intellectuels. Parmi les auteurs du XIXe siècle qui souffrent totalement alors de la désaffection remarquée dès la fin du siècle à l'égard d'une écriture réaliste, mais aussi du défaut d'intrigue ou d'exotisme dans leurs œuvres, seul Palacio Valdés semble un moment se sauver de l'oubli.

            Par la suite, il faudra attendre les années 60 pour voir les œuvres de Galdós à nouveau disponibles, avec la traduction en 1968 de Miau par Juan Marey, mais surtout avec les initiatives des Editions Rencontre de Lausanne qui rééditent en 1963 la traduction de Nazarín de 1947 (également parue à Lausanne) et publient, entre 1969 et 1975, sous la responsabilité de G. Haldas et J. Herrera Petere, des "Œuvres choisies", où sont donnés à connaître  Fortunata y Jacinta (dans une traduction de R. Marrast), Madame Bringas et L'Ami Mansu (sic) ( par H. Guénoun), La Fontaine d'or et quelques Episodes Nationaux dont on ne connaissait jusqu'alors que Sœur Marcela (1902) et L'escadre héroïque et La révolte (1952)[7]. Comme le suggère François Vallotton (2004, 71),"l'éditeur souhaite d'abord montrer l'interdépendance entre l'avènement d'une littérature autochtone et l'accession de l'Espagne au rang de grande puissance". A ce même moment, en France, Tristana ne doit sans doute sa publication, en 1972, chez Flammarion, en version bilingue, sous la responsabilité de Suzanne Raphaël, qu'au succès de l'adaptation cinématographique de Buñuel en 1970. A cette époque, malgré les échos ponctuels que trouve la littérature espagnole contemporaine auprès de quelques rares critiques, souvent hispanistes d'ailleurs, c'est la littérature hispanoaméricaine qui, sans véritablement l'accaparer, attire leur attention et celle des lecteurs.

Dans les années 1980, à un moment où l'Espagne s'apprête à entrer dans l'Union Européenne, seule la traduction  de Fortunata y Jacinta par R. Marrast, rééditée en 1980 par les Editeurs Français Réunis, est peut-être à même de donner aux lecteurs français une idée de ce que fut le Grand Réalisme espagnol, mais -on va le voir- la critique qui souffre en France d'une méconnaissance de l'histoire de la littérature espagnole, n'y fait guère référence au moment de rendre compte de l'événement de la rentrée littéraire 1987: la traduction de La Regenta de Leopoldo Alas Clarín, publiée grâce à l'initiative de Jaime Salinas, alors Directeur Général du Livre au Ministère de la Culture espagnol (qui apportera l'appui financier du Centre National des Lettres), à  l'enthousiasme et à l'efficacité de l'hispaniste toulousain Y. Lissorgues[8], et à la coopération de l'éditeur parisien Fayard.

 

2. La réception de La Régente en France.

Paru en 1885, La Regenta ne mérita en son temps –en conformité avec la tendance signalée- que de rares échos dans la critique française. On connaît la brève mais pertinente analyse que publie Boris de Tannenberg (qui a bien lu les deux tomes), dans la Revue du Monde Latin, en septembre-décembre 1885[9], et la douzaine de pages que, sous le titre "Critique littéraire. Mœurs espagnoles. La Regenta. Roman de Léopold Alás [sic]" lui consacre la Revue britannique, en1886, sous la plume de G. de Frezals (a) F. B. Navarro, après avoir publié un résumé du roman dans son numéro antérieur[10].

Il faut y ajouter un article anonyme (attribuable à Boris de Tannenberg et reproduit en annexe A) publié  dans Le Temps du 10 octobre 1886, où tout en accordant une place importante aux thèmes cléricaux, le critique propose une subtile analyse de l'œuvre,  et aussi un passage que Léo Quesnel, dans sa "Revue des publications espagnoles" lui consacre dans  la très républicaine et peu cléricale Nouvelle Revue du 15 avril 1887 (p. 752)[11]. Si à l'occasion d'un compte-rendu de Nueva Campaña, dans la même revue, le 15 septembre1888, L. Quesnel salue, à nouveau en la personne de "Trompette" (Clarín) un "écrivain qui est à la fois un critique littéraire distingué et un romancier de talent" (p. 386), et que le 1er octobre 1891, il publie un compte-rendu du second roman d'Alas,  Su único hijo (Son fils unique), c'est essentiellement au critique que la Nouvelle Revue Internationale fait appel, en 1900, pour présenter le mouvement littéraire contemporain (dans son numéro spécial encyclopédique consacré à l'Espagne[12]), et c'est cette dimension de l'activité de L. Alas qui sera pendant un temps exclusivement retenue. Symptomatiquement, L. Alas ne figure pas parmi Les maîtres du roman espagnol contemporain retenus et étudiés par François Vézinet (Paris, Hachette, 1907).

Même les hispanistes français auteurs, dans la première moitié du XIXe siècle,  d'histoires de la littérature espagnole ne semblent pas toujours l'avoir (bien) lu: E. Mérimée (1908) présente la Regenta (l'épouse du Président de Tribunal) comme "La Régente de la Banque" et  J. Camp (1942) ne retient le nom de Clarín que comme critique littéraire. Quand à G. Cirot et M. Darbord (1956), ils considèrent Alas comme un "autre Asturien  à citer, à côté de Palacio Valdés", cette inscription du roman dans un espace régional étant également présente chez Jean Babelon, qui reprend certaines des analyses de la critique du XIXe siècle[13]. D'autres ont tendance à privilégier  l'aspect sociologique tels R. Larrieu et R. Thomas (1952) qui voient dans La Regenta un "tableau animé de la ville d'Oviedo" ou Jean Bécarud qui publiera, en 1964  (en espagnol) son excellent essai sur "La Regenta" de Clarín y la Restauración (en espagnol),  pendant longtemps la seule étude de référence produite en France[14]. Dans la première édition du Dictionnaire des œuvres Laffont-Bompiani on trouve, au début des années 1980, dans la notice qui est consacrée à La Regenta, sans doute rédigée à partir de la traduction italienne (Víctor Quintanar est dit Vittorio Quintanar), reprise l'idée qu'il s'agit d'un roman naturaliste et de mœurs provinciales et privilégié le personnage du Magistral. Mais La Regenta qui a déjà connu des traductions en Italie (La Presidentessa, 1961),  en Allemagne (Die Präsidentin, 1971), en Roumanie (Pasiunea Anei Ozores, 1972)  et en Grande Bretagne (La Regenta, 1984) reste encore ignorée de la critique littéraire et du grand public quand paraît, en septembre 1987, sa traduction en français sous le titre La Régente[15].

Comme l'écrivait la revue littéraire madrilène El Urugallo[16] en observant le flot d'articles et de louanges de la critique française découvrant La Régente et en dénonçant cette forme  d' ignorance "unidirectionnelle": "Quel sentiment de culpabilité ne ressenterions-nous pas si à cette heure il n'y avait pas dans notre pays de traduction de Madame Bovary!".

            L'examen rétrospectif des quelque vingt échos rencontrés par La Régente dans la presse française et francophone[17], au cours des mois de septembre, octobre et novembre 1987, montre que cette référence à Madame Bovary et à l'ignorance est tout sauf anodine.  

 

            Pour la critique française, l'évocation de Madame Bovary tient évidemment lieu de passeport: elle précise, par exemple, que La Régente est "un roman qui provoqua à la fin du siècle dernier le même scandale que Madame Bovary"  ou assure qu'on "ne peut lire La Régente sans penser à Madame Bovary". Pour elle, Ana Ozores est une "espèce de Bovary à l'espagnole", "une Bovary des Asturies" ,"une cousine de Madame Bovary", "une Emma hispanique", "une Madame Bovary éprise d'absolu", la culmination du procédé de francisation littéraire se produisant avec la formule assimilatrice:  "Mesdames Bovary". Tel critique va jusqu'à traiter Leopoldo Alas –c'est manifestement un compliment- de "Flaubert des Asturies".

Il s'agit là, sans doute, d'une commodité, inspirée par l'urgence, car à ce jeu des apparences et références, le parallèle exclusif semble assez vite trop restrictif; c'est pourquoi sont également évoqués L'éducation sentimentale, Zola , avec La Faute de l'abbé Mouret, l'abbé Faugeas et La conquête de Plassans, mais aussi Le curé de Tours, Proust, Bernanos ("l'âme tourmentée sacerdotale avant Bernanos", "sous le soleil de la médiocrité"), Dos Passos, les "délires baroques des latino-américains" ou  "l'honneur perdu d'Ana Ozores" –par référence au roman de Böll ou au film de Schöndorff- et même la chèvre de Monsieur Seguin (pour faire comprendre comment Ana "lutte avec ses démons"), mais jamais  Cervantes (sauf à travers Luis Goytisolo), ni Galdós.

Si la critique passe évidemment sur cette ignorance[18], elle regrette quasi unanimement, avec une certaine mauvaise conscience, celle –"trop longue"- dans laquelle elle est a été tenue de l'existence d'un "roman que la France découvre enfin", et cette "découverte de la rentrée",  elle va s'employer à la consacrer : ce sera "le sacre tardif de La Régente". Le moment est donc venu, pour elle, en s'appuyant, sans toujours le dire, sur la substantielle introduction d'Yvan Lissorgues[19], de s'appliquer à  produire des lectures plus approfondies et personnelles, pour tenter de rattraper son coupable et irrattrapable retard d'un siècle.

Elle s'interroge d'abord sur la question de savoir s'il convient de qualifier le roman de naturaliste, à la Zola, donc. Elle se réfère, dans le prolongement du tableau et de la peinture de mœurs du XIXe, à l'observateur réaliste, qui reconstruit la ville avec sa topographie, ses lieux et sa société bourgeoise et cléricale, sous forme de "fresque réaliste" ou de "tranche de vie épaisse et inépuisable",  mais elle est plus attentive encore à cet "océan de médiocrité", à  "la masse gluante de l'hypocrisie générale", au "cynisme monstrueux vs quelques rares cœurs simples et supra vétustains", à cette  "situation d'immobilisme et de refus de la modernité alors liée au progrès" avec laquelle un Clarín "règle ses comptes"; à ses "virulentes critiques contre le cléricalisme et le pharisaïsme",  "au nom d'une éthique et d'une très haute conception du christianisme, si vilainement interprété par la société vétustaine". Vetusta est une "entité collective vivante", une "ville monstre qui engendre des monstres", une ville personnage, avec tous ses fantasmes et son voyeurisme collectif.

 Ce qui découle de tout cela c'est, de la part d'un romancier bien informé, une réponse originale,  qui dépasse le cadre dans lequel on est tenté de situer le roman[20]: Alas "laisse parler sa nature plus souvent que la théorie", avec pour résultat une "adaptation pas très catholique du naturalisme"; en tout cas, comme l'écrit un critique, "s'il a voulu faire un roman naturaliste c'est raté, Dieu soit loué".  Bref, Alas "a gardé le bon grain des Rougon et jeté l'ivraie des Macquart", La Régente est "bien plus moderne qu'un roman de Zola" et  la "personnalité du livre se passe de tuteur". Il s'agit d'un "énorme roman où le naturalisme compte peu tant l'emporte son souffle d'écrivain jetant sur Vetusta un regard de compassion et d'intelligence mêlées".

Car de ce monde, Alas est bien le maître, et c'est sur la démarche d'un romancier rebelle, sur sa présence casi démiurgique qui frise parfois "l'excès de pouvoir" et sur la puissance de son imagination créatrice que la critique met l'accent.

Elle s'intéresse au narrateur qui essaie de décrire ses personnages à la manière d'un observateur impartial mais dont le tempérament l'entraîne à de fréquents manquements à l'ordre naturaliste. Ce sont toutes ces  "infractions", "désobéissances", ou "pieds de nez aux doctrines" qui font que le romancier, véritable personnage investi d'une mission, a "plus d'un moi dans son sac": "la Régente, c'est lui" et il est dans tous les personnages. Pas une seul figure qui ne soit fortement dessinée, présente, individualisée, et on célébre sa capacité à se glisser à l'intérieur de ses personnages -explorateur, radiographe et analyste à la fois-, et son aptitude à les construire et déconstruire, autant que les objets et les lieux "en une mue irrépressible et lente".

Pour ce faire –et brouiller les pistes- le narrateur a recours à divers registres de narration, à des angles de vue qui s'entrecroisent –des "faisceaux de point de vue"- qui donnent  des tableaux de tous les formats en un va et vient permanent entre le subjectif et l'objectif.

Et partout un humour qui s'exprime à travers une multiplicité de clins d'œil et de "drôleries"; une ironie, également qualifiée de verve "cinglante", qui sait être tendre mais est le plus souvent mordante et même dévastatrice, qui distille l'acide qui permet à un narrateur "narquois à l'égard des médicores" et "ricanant sans vergogne" de marquer sa distance vis-à-vis d'une société "qu'il grave à l'eau forte", sous forme parfois de "croustillantes caricatures". L'accompagne ou le sert un rapport jubilatoire –le terme "orgie" est avancé- à une langue foisonnante, marquée par le plaisir des mots et du texte,  et un style hardi, profus et vibrant, marqué par l'enthousiasme du journaliste qui pratique le "non mûrissement contrôlé", avec pour conséquences certaines rugosités et longueurs que la traduction n'empêche pas de sentir.

D'où cette impression de modernité  "étonnante", "inattendue", "stupéfiante" qui se dégage de l'écriture dans un roman "sans véritable intrigue", avec une action dramatique sans surprise, facile à résumer : "le dilemme banal d'une femme partagée entre son confesseur et son séducteur", "un banal fait divers qui met trois ans à éclater et où l'intrigue amoureuse est presque un prétexte" , la "sensuelle et adultère provinciale (venant) troubler la quiétude des bien-pensants". Comme le dit un critique, il s'agit d'un "monde où il ne se passe jamais rien, de la façon la plus terrible, la plus solennelle, la plus poignante. Mais ce rien est un éblouissement d'ironie, de personnages poussés au bout de leur arborescence et –sous l'apparente dérision- de romantisme pur".

L'adultère, c'est  Ana Ozores, montrée "se vautrant nue sur la peau de tigre" ou enfonçant ses pieds dans cette même peau ou dans la boue, sous le regard voyeur de Vetusta, prise d'emportements mystiques qui confinent à la jouissance érotique, avec –obsédant- le"grand appel insatisfait qui taraude aussi bien le prêtre coupable que la coupable Régente".

La même Ana Ozores, par la vertu du monologue intérieur ou du style indirect libre et de la  libre reconstruction du temps, avec des souvenirs ou des images enfoncées dans sa mémoire, donne accès aux replis de son âme, à une vie intérieure où le narrateur, "médecin de l'âme", procède comme par une analyse avant la lettre, "avec des accents pré-freudiens". Pour cette  âme féminine en quête d'absolu, saisie de l'intérieur, Leopoldo Alas a toutes les faiblesses (10). Son héroïne tourmentée et victime, est une "femme supérieure", révoltée, frustrée, "vierge et putain", une  âme noble et un cœur pur dont la seule faute était d'aimer ; "une inadaptée, mais à un monde qui ne vaut pas qu'on s'adapte à lui" et qui n'appartient à aucun siècle.

Au total, ce rapprochement en anacoluthe entre une âme et une ville qui broie, ce combat d'Ana contre Vetusta et tous les autres -"seule contre 147", une contre tous- donne accès à  des  abîmes qui sont explorés par l'auteur "avec une prodigieuse acuité et une rare intensité".

Bref, cette "somme presque inclassable", "étranger à nos modes de classement", cette "synthèse monstrueuse de courants littéraires qui n'ont jamais pu s'épanouir", "mélange de réalisme et de lyrisme", "explosion de vitalité littéraire" est un monumental, roman de la vie intérieure –une "cathédrale romanesque"-, en avance -trop en avance- sur son temps, ce qui peut justifier qu'il arrive finalement à l'heure en France et, c'est trop peu de dire avec Vargas Llosa qu'il s'agit meilleur roman espagnol du XIXe siècle : il s'agit d'un "roman européen", d'un chef d'œuvre de la littérature universelle.                              

 

Conclusion. Après cet insolite -bien que mérité- concert de louanges pour un roman du Grand Réalisme espagnol, synthétiquement analysé ici, quelque chose a-t-elle changé dans les rapports de la France avec la littérature espagnole? Observons que la critique espagnole, bien que flattée de tant d'attentions, ne manqua pas de s'étonner et même de s'amuser devant une telle découverte qui fut sans doute aidée par les circonstances: la récente admission de l'Espagne (et du Portugal) au sein de l'Union Européenne, la visite officielle du Roi d'Espagne, les grandes expositions organisées à Bruxelles et à Paris (De Greco à Picasso, par exemple), ont fait que l'Espagne n'est  plus exactement alors ce qu'elle était, et sa littérature non plus. L'année suivante, en avril 1988, "Les Belles Étrangères" seront, par exemple, consacrées aux lettres espagnoles[21], et les nouveaux accords culturels conclus à Montpellier en novembre de la même année par J. Semprun et Jack Lang  (Thion Soriano, 2003) ont ouvert semble-t-il une nouvelle époque, plus réceptive à la littérature espagnole contemporaine. Bientôt, en 1993, une Histoire de la Littérature Espagnole, dirigée par Jean Canavaggio, assisté de B. Darbord, G. Mercardier, J. Beyrie et A. Bensoussan, permettra au lecteur intéressé de mettre cette "cathédrale romanesque" en perspective et Yvan Lissorgues se verra confier la rédaction d'une nouvelle notice sur La Régente pour le Nouveau Dictionnaire des Œuvres qui paraîtra en 1994[22].

            Peut-on considérer comme satisfaisant qu'en 20 ans (entre septembre 1987 et décembre 2006 quelque 14 000 exemplaires de ce gros roman aient, dans la meilleure hypothèse,  été achetés?  Cela est sans doute honorable pour un classique espagnol du XIXe siècle qui, comme d'autres, semble avoir bénéficié à un certain moment de la programmation sur Arte de l'adaptation cinématographique de F. Méndez Leite[23]. Cela met les ventes de La Régente à peu près au même niveau que celles d'Arènes sanglantes de Blasco Ibañez entre 1910 et 1927 (60 exemplaires par mois, en moyenne), mais bien en dessous de celle de L'enfant de la volupté à la même époque.

Pas plus Son fils unique traduit par Claude Bleton (Fayard, 1990) que l'édition bilingue du Coq de Socrate et autres contes, traduits par Y. Lissorgues et J.-F. Botrel (Corti, 1992), autres œuvres de L. Alas Clarín,  ne semblent néanmoins avoir bénéficié du relatif succès de engouement pour La Régente, sauf qu'elles lui doivent sans doute d'avoir été traduites… Galdós dont on avait semble-t-il prévu l'édition dans la collection de La Pleïade n'est aujourd'hui représenté sur le marché du livre en français que par cinq titres et d'Emilia Pardo Bazán seul Le château d'Ulloa (dans la traduction de Nelly Clemessy (1990), est encore disponible.

C'est certainement que les places sont comptées dans le canon littéraire européen ou universel: encore faudrait-il donner aux principales œuvres de la littérature universelle la chance d'y accéder.

Le cas de La Régente mérite à cet égard d'être médité.

 

 

Jean-François Botrel

Ancien élève (1952-1961), ancien professeur (1965-1966)

au Lycée de Garçons puis Chateaubriand, de Rennes.

 

 

Études citées:

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Alas Clarín, Leopoldo, Obras completas. X. Artículos (1898-1901). Edición de Yvan Lissorgues y Jean-François Botrel, Oviedo, Nobel, 2006,

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Bensoussan, Mathilde, Narcís Oller et son temps, Lille, ANRT, 1988.

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Botrel, Jean-François, "Le roman en Espagne au temps de La Regenta : tendances et statistiques », Co-textes, n°18, 1989, p. 5-22

----, "La recepción de la obra de V. Blasco Ibáñez en Francia (1902-1938)", in : J. Oleza, J. Lluch (eds.), Vicente Blasco Ibáñez : 1898-1998. La vuelta al siglo de un novelista. Actas del Congreso Internacional celebrado en Valencia del 23 al 27 de noviembre de 1998, Valencia, Generalitat Valenciana, 2000, pp. 967-976.

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Vallotton, François (avec la collaboration de Thierry Cottour), Les Editions Rencontre 1950-1971, Lausanne, Editions d'en bas, 2004.

 

ANNEXE A.

 

Lectures étrangères. Un roman espagnol.

 

M. F.-B. Navarro analyse dans la Revue Britannique un roman de Léopold Alas, la Regenta, qui a beaucoup ému le clergé espagnol et qui a même fini par devenir l'objet d'une lettre pastorale. C'est une étude de mœurs ecclésiastiques. Les romanciers espagnols ne se hasardent guère, en général, à aborder un sujet qui a été si profondément creusé par les nôtres, non pas, nous dit M. Navarro, à cause des respects ou craintes auxquels aiment obstinément à croire tous les écrivains étrangers, car, même aux siècles où la théocratie était toute puissante, même aux premiers temps de l'Inquisition, il s'est trouvé, au quatorzième, au quinzième et jusqu'au seizième siècle, des censeurs assez hardis pour rompre en visière avec les préoccupations de cet ordre et montrer le clergé à lui même avec toute la crudité des maîtres modernes. Avoir créé ces types à nouveau est le trait le plus marquant du roman d'Alas.

            Sa description du chapitre de la cathédrale d'Oviedo est des plus achevées; elle a été faite en connaissance de cause. Le cas de Léopold Alas n'était pas celui de la plupart des romanciers espagnols, qui vivent dans une complète indifférence religieuse, éloignés des églises, des presbytères et de toute accointance ecclésiastique. Dans une ville comme Vétuste, la vie du prêtre ne peut être ignorée. C'est même le chanoine qu'on y rencontre le plus souvent, mêlé à tout. En Espagne, dans ce pays soi-disant si entiché de sa tradition religieuse, on est volontiers persuadé que le manquement au vœu de chasteté, l'abus du confessional, qui en est le moyen, et le scepticisme, qui en est la cause, sont les traits caractéristiques et communs du clergé. Alas n'a pas songé à se poser en champion de cette théorie courante, pas plus que de la théorie contraire. Il s'est contenté de peindre en observateur consciencieux ce qu'il a vu au jour le jour pendant de longues années. Il a patiemment recueilli des croquis et des notes, puis il a su brosser largement son tableau, non plus en y faisant entrer des silhouettes d'ecclésiastiques, comme l'ont fait ses devanciers, mais en y plaçant ses prêtres à domicile, en eux-mêmes et dans leurs rapports entre eux ou avec leur évêque.

            Tantôt c'est le pasteur honnête homme, tantôt l'ecclésiastique manquant plus ou moins à l'esprit de l'Evangile. Partout, c'est le prêtre en ville, semant son influence dans la politique, dans les ménages, dans l'éducation des jeunes-filles, dans la conduite des affaires locales. Le livre offre un assortiment de toutes les nuances cléricales qui ont si profondément pénétré les villes espagnoles.

            Quelle scène curieuse, au début du roman, que celle de la réunion quotidienne, au sortir du chœur, dans la sacristie de la cathédrale! Voici le "magistral" ou grand-vicaire, son premier sujet; grand, bien fait, homme du monde, lettré, factotum de l'évêché. Voici l'archiprêtre, poète bucolique et faiseur d'épigrammes musquées, ne jurant que par Juvénal et Meléndez Valdés, assistant volontiers en cachette aux représentations théâtrales, cancanier, amoureux toujours platonique du beau sexe, passionné par le monde et courant sans cesse la plus avouable des prétentaines à travers les salons de la ville. Voici l'archidiacre, voici le doyen et quelques autres chanoines encore, figures décoratives, mais qui n'en tranchent pas moins sur le fond noir de la sacristie.

            Régent est le nom qu'on donnait, il y a quelques années encore, au président des audiences ou cours d'appel. La régente est doña Anne Ozorès, mariée de bonne heure à un gentihomme aragonais, don Victor Quintanos [sic]: celui-ci homme respectable, d'âge mûr, grand chasseur, passionné pour Calderon et les principes classiques de l'honneur castillan, sachant pas cœur des tirades de vers de cape et d'épée, mais ignorant la prose intime nécessaire au bonheur du ménage. Anne a été mariée presque àson insu, après une enfance de souffrances et de chagrins. Abandonnée à elle-même et au monde, elle se voit [3 mots illisibles] par les déclarations ouvertes du dandy de la ville, sorte de don Juan [un mot illisible] de Madrid [deux mots illisibles],  par les subtilités dialectiques du magistral chargé de sa direction spirituelle.

            Le pauvre magistral, tout en traitant avec Anne des choses mystiques du monde surnaturel et de l'amour de Dieu, finit par devenir éperdument amoureux d'elle; il n'ose pas se l'avouer à lui-même, et à elle encore moins; mais institué par sa charge le perpétuel gardien des actions et des pensées de sa pénitente, il a peine a s'empêcher de souhaiter voir jaillir en elle l'étincelle de l'amour mondain. Cette lutte entre la passion du magistral et les obligations de son habit, et chez Anne entre le devoir et les instigations de son cœur, sollicité à la fois par l'amour mondain, insolent, audacieux du don Juan, et par l'amour mystique, respecteux, sophistiqué et dominateur du magistral, -ce combat, qui est le fond du livre, est admirablement étudié.

            L'histoire du magistral, don Firmin de Pas, est à elle seule un roman? C'est à croire qu'Alas a vécu avec ce chanoine et sa bonne femme de mère, d'abord à la cantine des mineurs de Matalarife, puis au séminaire, puis à la cure, puis au palais épiscopal.

            Outre les peintures de caractères et de mœurs, qui forment àl'œuvre un fond des plus pittoresques, on y trouve une action dramatique, animée, émouvante et pour finir un dénouement naturel et amusant à la fois. Don Victor Quintanos [sic] a passé sa vie à réciter du Calderon, à rêver au temps des chevaliers qui, l'épée au flanc, ne pensaient qu'à l'honneur. On attend de lui, le jour où le sien sera taché, une vengeance dans le genre de celle du Médecin de son honneur, terrible mari qui regarde, impassible, saigner à ma mort sur son ordre l'épouse coupable. Eh bien! Don Victor, le chevalier, quand son déshonneur lui frappe les yeux, ne sort pas des réalités modernes de la vie; il est surpris, il médite, le temps passse sans qu'il prenne un parti. Il garde, il garde scrupuleusement son secret, jusqu'à ce que le magistral, qui a compris, qui a su l'effondrement de ses inavouables espérances et l'irrémédiable chute de son idole, vienne à lui avec toute la furie d'un amant plus trompé, plus bafoué que le mari, lui souffle une colère de commande et l'oblige à provoquer en duel l'amant laïque. Sur le terrain, c'est le mari qui tombe au coup de pistolet du seul heureux des trois.

            L'auteur a donné à son œuvre un style peu commun chez les romanciers espagnols modernes. Il a su reprendre avec bonheur le style du seizième siècle, avec la sobriété, son éloignement de l'enflure et des fleurs de la rhétorique. L'effet en est d'autant plus grand.

                                                                                            

Le Temps (10 octobre 1886)

 

ANNEXE B.

 

"Revue des publications espagnoles" (extrait).

 

[…]  "M. Alas qui écrit sous le pseudonyme de Clarín (Trompette) a publié deux romans que malheureusement nous n'avons pas sous les yeux (à l'exception du recueil de contes Pipá publié en 1886, Clarín n'a publié en 1886 que le premier de ses Folletos literarios) . Celui qu'il avait donné l'année précédente, la Regenta, est propre à nous le faire regretter davantage.

M. Alas est un homme d'esprit, qui a mis sa plume fine et légère, au service de la cause libérale. Comme tous les Espagnols, c'est l'Eglise qu'il vise pour viser l'absolutisme. Ses rancunes ne sont pas éteintes, et son chanoine de Vetusta inspire plus d'horreur que l'immortel archidiacre de Notre-Dame. Claude Frollo nous fait pitié; Don Fermín nous dégoûte: les basses ambitions d'homme d'église qu'on voit chez ce dernier, associé à tous les vices de l'humaine nature et à toutes les vanités ridicules d'un Fray Gerundio, sont plus odieuses que les passions tragiques du premier; en peignant l'âme d'un prêtre du Moyen Age, Hugo n'a pas manqué de le faire grand comme l'église de ce temps-là; en plaçant le sien au XIXe siècle, M. Leopoldo Alas a vêtu cette âme des haillons de notre temps. Don Fermín est un prêtre de la décadence. Nous ne prétendons pas qu'il soit juste de faire d'un pareil personnage le représentant du clergé moderne, même du clergé d'Espagne: le roman de M. Alas est une machine de guerre, et quand le canon est pointé, on ne se demande pas si le boulet ira tuer l'innocent ou le coupable; nous disons seulement que les deux poètes en prose ont tous deux gardé la mesure; et puisque nous parlons de La Regenta, nous ferons encore une fois une remarque que nous avons déjà faite, au sujet des romanciers espagnols contemporains, c'est que l'image de la formidable puissance qui a pendant une si longue suite de siècles couvert l'Espagne de son ombre, semble être toujous présente à leur esprit. Il y a peu de romans modernes dans lesquels un prêtre ne joue le premier rôle. Le dominicain Don Jacinto, dans le Comendador de Mendoza, est la figure la plus intéressante qu'ait dessinée M. Juan Valera; le pénitencier Don Innocencio, dans Doña Perfecta, de Pérez Galdós, vaut au moins l'héroïne elle-même; un prêtre est le héros de Tormento, du même auteur; un autre, du roman de Lazaro de M. Octave Picon (nous ne citons que les plus connus) et dans La Regenta, de Leopoldo Alas, ce sont encore les mœurs du prêtre qui donnent la couleur à l'ouvrage" […].

                                                                     

Léo Quesnel

                                                                                             La Nouvelle Revue (15 avril 1887). 

 

 



[1] « Para tratar a los autores españoles más eminentes de prisa y mal –se refiere a Núñez de Arce-, como si fueran poetas salvajes de una isla recién descubierta, que urge hacer conocer al mundo, para esto más vale que los críticos y traductores franceses no se acuerden de esta pobre patria, que podrá envidiarles muchas cosas, pero no el ingenio… y no estaría mal que Brunetière estudiase un poco mejor nuestra literatura ; así podría aprender que en España no hay esas causas permanentes de que habla para que la novela no florezca ; florecía tanto en algún tiempo que con su frondosidad se cubría todo el parnaso y, aunque lo ignore Brunetière, renace aquí ese género, mientras otros decaen, con vigorosa e inesperada lozanía » "Valera en Francia" (Alas, IV, 2003, 461).

[2]  Voir Botrel, 2001, 2005. Pour prendre un exemple, les écrits de Clarín sur Zola mériteraient certainement d'être réunis et traduits.

[3] Françoise Etienvre (1976) en a recensé quatorze consacrés pour totalité ou partie à Galdós.

[4] Le Papillon; traduit par Albert Savine ; préface par Émile Zola, Paris, Nouvelle Libr. parisienne E. Giraud et Cie, 1886; La mariposa ; El chico del panadero. El trasplantado. Recuerdos de niño. Angustia. Una visita. El bofetón. Mi jardín. La peor pobreza; Novelas traducidas del catalán por Felipe B. Navarro. Precedidas de un estudio del mismo y una carta prólogo por [E. Zola]. Ilustració . - Barcelona : Daniel Cortezo , 1886.

[5] Marianella, Paris, Librairie des publications à cinq centimes, 1888 , 160+158 p. Traduction de Lugol en 1887…

[6] Le plus vendu des romans de Blasco –Arènes sanglantes- avec 71 exemplaires vendus par mois en moyenne entre 1910 et 1927 est loin du niveau de vente de L'enfant de la volupté (124 par mois entre 1895 et 1919).

[7] La traduction de La campaña del Maestrazgo (par La Grange de Langres) est parue à Paris, chez Calmann Lévy;  celles de  Trafalgar et de El 19 de marzo y el 2 de mayo, par Jean Babelon et Francis de Miomandre,  respectivement, au Club bibliophile de France.

[8] Auteur alors , entre autres, de deux  importants livres sur Leopoldo Alas (Clarín político. Leopoldo Alas (Clarín), periodista, frente a la problemática política y social de la España de su tiempo (1875-1901). Estudio y antología, Toulouse, Université de Toulouse-Le-Mirail, 1980 et 1981, 2 tomes (réédition: Barcelona, Lumen, 1989, 2 vol.) et La pensée philosophique et religieuse de Leopoldo Alas (Clarín)- 1875-1901, Toulouse, CNRS, 1983 (traduction espagnole : El pensamiento filosófico y religioso de Leopoldo Alas, Clarín, Oviedo, GEA, 1996), Yvan Lissorgues accepta la proposition qui lui faite en 1985-6,  de produire, en un an, pour 1987, une traduction de ce roman de quelque 1 800 000 signes (à titre de comparaison, Madame Bovary en comporte 780 000). Pour relever ce véritable défi, il constitua une équipe de quatre traducteurs, dont lui-même qui coordonna la traduction. Ces quatre traducteurs furent en chemin, rejoints par un cinquième, Claude Bleton, qui avait déjà fait tout le parcours (Botrel, 2002).

[9] T. VII, p. 144 (Tintoré, 1987, 200-201). Pour B. de Tannenberg; il s'agit d'une  "étude du caractère d'une femme insérée dans la peinture d'une petite  ville de province espagnole", de "tableaux de mœurs tirés du naturel" (traduit de la traduction espagnole!).

[10] Pour Frezals (Tintoré, 1987, 212-224) , il s'agit de "la peinture d'après nature" et  d'une "critique de mœurs notamment ecclésiastiques".  Comme "document humain", ce "roman naturaliste" peut être qualifié de "spiritualiste car l'analyse psychologique soumis au procédé de l'examen physiologique à la Zola est aussi une étude du mysticisme hystérique incarné par la protagoniste" (traduit de la traduction espagnole!). Selon lui il ne s'agit pas d'un "roman synthétique car les accidents abondent avec même une excessive exhubérance d'où des proportions excessives selon certains".

[11] Voir l'annexe B. Sur la Nouvelle Revue et l'Espagne, voir Lissorgues (1989).

[12] Voir Alas, X (2006, 790-810). Dans cette longue étude, Clarín  omet de faire allusion à ses deux romans et à ses contes…

[13] "La Regenta de Leopoldo Alas, dit Clarín, a pour centre spirituel autant que physique la cathédrale d'Oviedo, aux Asturies. Le récit est dominé par la haute figure tourmentée d'un dignitaire du chapitre et celle d'une femme dont le mysticisme s'égare. Les chanoines subtils dont les ambitions s'entrecroisent, y gouvernent le peuple difficile des dévotes non pas inaccessibles aux passions", écrit Jean Babelon (1952, IX).

[14] J'exclus de ce champ les auteurs des rares et presque toujours pertinentes études sur l'œuvre ou les références à elle parues avant 1987 dans les revues ou bien ouvrages scientifiques, sous la plume de P. Guénoun, E. Cros, J. I. Ferreras, J. Blanquat, S. Saillard, Y. Lissorgues, etc.).

[15] Leopoldo Alas dit Clarín/La Régente/roman/traduit de l'espagnol par/A. Belot, C. Bleton, J.-F. Botrel,/ R. Jammes , Y. Lissorgues (coordinateur)/Introduction de/Yvan Lissorgues/Fayard (Paris, 1987, 735 p.).

[16] N° 19 (nov. 1987)

[17] Il s'agit de la presse quotidienne française nationale (Libération, Le Monde, Le MatinLe Figaro, La Croix) ou régionale (Le Républicain Lorrain, La Dépêche ) mais aussi de la presse suisse (Le Journal de Genève), de magazines littéraires ou non (Le Point , La QuinzaineLlittéraire, Magazine littéraire, Courrier-Sud, Lire), mais aussi de L'Etudiant, Art-Press, Le Chirurgien-Dentiste de France et Le Hérisson. Les références exactes aux articles et à leurs auteurs peuvent être trouvées dans la bibliographie de N. M. Valis (2002, 57-58). Les éventuels échos à la radio ou à la télévision n'ont pas été recueillis. On remarquera qu'à cette occasion le visage de Leopoldo Alas est donné à voir à travers le portrait de V. Hevia ou le dessin de Ricardo Zamorano, mais aussi sous forme de caricatures tirées de la presse espagnole du XIXe, ou avec la reproduction de son effigie sur un billet de 200 pesetas. A La Régente  renvoient quelques illustrations tirées de la première édition espagnole, à côté de "La maja dénudée"ou  de "L'enterrement de la sardine" de Goya, et bien sûr l'illustration de couverture de la traduction.

[18] La précipitation peut expliquer que Libération assure pour les termes "difficilement traduisibles" de Régente et Magistral qu'il sa'git de "la femme qui règne et celui qui fait office de maître" ou que Le Matin qualifie le Magistral de "Machiavel de chapitre" quand le terme peut davantage s'appliquer à Restituto Mourelo. Par ailleurs, s'il n'est pas étonnant de trouver une référence à " l'obscurité des quatre décennies franquistes durant lesquelles La Regenta fut interdite" (3) ou une reproduction de "L'Espagnole à la croix noire de Manet" (dans Le Journal de Genève), on ne sait que penser de l'allusion aux  "sauvages et mystérieuses Asturies, encore réputées pour abriter une foule de sorciers et de magiciens"… Sur l'enjeu que représenta le choix de la couverture pour la traduction française, voir Botrel (2000, 152).

[19] "Introduction" (pp. 7-29). Des "Repères chronologiques" sont, par ailleurs,  fournis, pp. 30-33.

[20] Seul Le Figaro-Magazine qualifie La Regenta de "bon petit roman naturaliste".

[21] A cette occasion fut publié le catalogue Livres d'Espagne. Dix ans de création et de pensée, Madrid, Ministerio de Cultura, 1988, 123 p.

[22] Le même Lissorgues vient de publier une monumentale biographie de Leopoldo Alas Clarín (Lissorgues, 2007).

[23] En 1997 (23, 30 août et 6 septembre). L'adaptation, terminée en 1994, était alors déjà disponible en vidéo (Madrid, Edelsa, 1996).