Traduire et interpréter l’Espagne au XIXe siècle: l’exemple d’Alexandre de Lamothe.

Jean-François Botrel (Université Rennes 2)


 (La Main de Thot: Théories, enjeux et pratiques de la traduction, n° 7-Transmissions, traductions, interprétations (http://revues.univ-tlse2.fr/lamaindethot/index.php?id=768&file=1).






 

Après tant d’autres voyageurs au cours du XIXe siècle, à une époque où l’Espagne a cessé d’être à la mode, Alexandre de Lamothe (1823-1897), un archiviste et romancier très catholique et prolifique, consacre à l’Espagne, un roman documentaire —ou un récit de voyage romancé—, La Fille du bandit. Scènes et mœurs de l’Espagne contemporaine, un gros livre de 797 pages en grand in-4° publié par livraisons (100 au total) en 1873-1874, par l’éditeur catholique Blériot.

            « Jamais l’Espagne n’a été plus inconnue » assure Lamothe, dans son introduction, car « malgré une foule d’écrivains sérieux ou frivoles, historiens ou romanciers, voyageurs fantaisistes ou savants explorateurs qui ont eu la prétention d’en éclairer tous les mystères », « la multiplicité des écrits n’a produit que confusion. De là les idées aussi absurdes que disparates répandues et soutenues sur l’Espagne », notamment par les libres-penseurs dont Lamothe dénonce la conspiration permanente pour flétrir, ridiculiser, amoindrir « le peuple qui, seul de nos jours, a su conserver sa foi religieuse et politique ».

            Le ton est donné et le projet affiché est, par conséquent, de mettre de l’ordre dans tout cela pour, à partir d’une expérience directe et de lectures complémentaires, traduire fidèlement pour ses lecteurs français ou francophones une réalité étrangère inconnue ou mal connue : le « vrai pays », l’Espagne telle qu’elle est, une Espagne actuelle, celle qui a connu  la Révolution de 1868, l’élection au trône d’Espagne d’Amédée de Savoie, la proclamation de la République et où l’ordre ancien doit se trouver rétabli grâce au soulèvement des carlistes et à la guerre qu’ils livrent à tous les « usurpateurs ».

            Traduire, donc, mais en donnant une interprétation  qui serve auprès de ses lecteurs son parti-pris anti-républicain et catholique intransigeant[1].

            Pour ce faire, il s’appuiera sur une trame romanesque qu’on peut résumer ainsi : Pedro Gomez y Ruiz, dit El Osso[2], fils d’un cabecilla carliste d’Orduna, banni après le Convenio de Vergara (1839) —d’où « le bandit »— et reconverti en propriétaire terrien près de Séville, se rend (en train), avec sa fille Carmen,  dans les provinces basques (avec un crochet par Alicante et Alcoy) pour se joindre, en 1873, aux carlistes en guerre contre Amadeo I, puis la Première République et, à partir du 3 janvier 1874,  le gouvernement provisoire présidé par le général Serrano, offrant ainsi de nombreux prétextes à des évocations très didactiques des types, mœurs et monuments de Séville et d’Andalousie mais aussi des régions traversées, ainsi que de l’actualité la plus récente (le mouvement cantonaliste et la IIIe guerre carliste), d’un point de vue très engagé en faveur de la religion catholique et du carlisme.

            C’est ce travail  de médiation entre la réalité et l’actualité de l’Espagne et des lecteurs français ou francophones —une médiation à la fois experte et biaisée, on le verra— qui sera analysé ici.

 

L’autorité et le projet. Ce travail de médiation bénéficie —cela est affirmé d’emblée—des compétences et de l’expertise de Lamothe, de son autorité. Celle-ci est fondée sur une expérience directe de l’Espagne, puisque Lamothe se prévaut de deux ans d’études et d’observation, de l’extrême sud à l’extrême nord, ce qui lui permet de parler d’expérience de la séduction des Andalous pour les boisssons glacées, depuis l’acide agraz  jusqu’à l’oncteux horchata de chufa , du jamón con dulce (jambon aux œufs),  des cascos (espèce de piments doux) , mais aussi des glands doux et du saguarda (p. 635), mot inconnu de la Real Academia Española. Cette route du sud au nord, il l’a lui-même parcourue avant de commencer à écrire son roman, bien avant les batailles de Somorrostro (en février et mars 1874). Il a vécu « parmi les Espagnols » et « appris à les estimer, à les admirer même ».

            Outre cette expérience personnelle, l’archiviste romancier s’est manifestement documenté sur le pays, sa géographie, son histoire, ses mœurs.

            Pour ce faire, il a eu recours aux guides de voyage ou de chemin de fer et à des ouvrages d’histoire qui lui permettent, par exemple, de disserter savamment (avec l’historien Juan Bermudez) sur la cathédrale de Séville (p. 22), sur la guerre des Gamboinos et des Onecinos (p. 698-699), mais aussi de donner la liste des stations traversées par le train entre Vittoria et Tolosa, par exemple, ou de préciser que la boule creuse qui termine la petite pyramide élevée au centre de la coupole principale [de l’Escurial] ne pèse pas moins de quinze cents kilogrammes » (p. 539). Il a une certaine connaissance de la poésie populaire qui lui vaut de citer  (p. 622) la « fameuse seguidilla au refrain si vif et entraînant : « Y…viva mi serrana/Con su pié andaluz… » et, à l’instar de Mérimée (AYMES,  1983, 58), il  est capable de citer du Góngora  (« Aprended flores de mí … ») ou de dire à propos de la vega de Carmona qu’elle est, selon l’expression du « poëte », « Como capa verde/Con pasamentos de plata » (p. 280) ; de parler de Murillo et Velasquez ou Goya avec pertinence mais aussi du « célèbre portraitiste de Madrid » Madrazo (p. 171). Il connaît l’existence du « fameux Martinez de la Rosa »  et semble avoir lu les Quadros et Costumbres de Andalucía, la Gaviota, la Famille Albareda et  Pobre Dolores, de la « charmante écrivaine (sic)» Fernan Caballero qui « écrit comme chante le rossignol » et demeure au palais San Telmo de Séville dont, avec la Giralda, elle est la gloire (p. 167). Il la cite même (en français) à propos de Carmona (p. 258). La lecture de la presse espagnole, notamment de Las Novedades, et d’autres sources contemporaines pas toujours précisées, lui permet, par ailleurs, de suivre l’actualité de la guerre carliste.

            Alexandre de Lamothe se présente donc un traducteur et interprète bien informé de son sujet. Cela le fonde à prétendre « faire connaître, par une peinture fidèle des mœurs espagnoles dans les différentes provinces et par l’exacte description des villes les plus importantes ou des sites les plus curieux, la vraie physionomie d’un pays, avec les différences profondes qui existent entre chaque royaume soit dans le caractère, soit dans les mœurs de leurs habitants, différences qui expliquent jusqu’à un certain point les jugements portés à la légère sur l’ensemble de la nation par des écrivains qui ne l’avaient vue que d’un côté[3] ». Car, pour lui, l’Espagne est une « mosaïque magnifique dans son unité, mais mosaïque […] dont chaque fragment, tout en concourant à l’harmonie générale du tableau, a son éclat particulier et son mérite distinct » (p. 186), une idée reprise, en un autre endroit : « un pays dont l’unité, comme celle d’une mosaïque consiste surtout dans le rapprochement heureux des fragments les plus divers ».

 

La connaissance de la langue et l’illusion linguistique. Cette expertise concerne d’abord la langue espagnole, car Lamothe n’est pas de ces Français qui croient parler espagnol en disant « si signor ». 

            Plus que Mérimée,  Gautier, Edgar Quinet et même Féval (BOTREL, 1992, 45), pour apporter la preuve de ses compétences en matière de langue espagnole, rendre compte des réalités de l’Espagne et créer chez le lecteur l’illusion linguistique, Lamothe recourt abondamment au lexique espagnol, avec une pertinence et une correction assez remarquables.

            Sans procéder à un « comptage d’occurrences de mots ou d’unités sémiques pour aboutir à la mise en place de réseaux lexicaux essentiels, de constellations verbales », comme le recommande Daniel-Henri Pageaux (1981, 177), on peut observer que les propos de Lamothe et ceux de ses personnages sont systématiquement et abondamment émaillés  de mots et expressions en espagnol, et que la transcription qu’il en fait est, en général, fidèle et exacte.

            Le procédé le plus courant consiste à donner le mot ou l’expression en espagnol, parfois en italique, avec, à la première occurrence, la traduction en français entre parenthèses (« pueblecito (petit village) », « chiquita, (petit fille) », un calesero (cocher) »,  « acuchillar (larder à coups de couteau) », « Esta en casa ? (est-il à la maison ?) », «  Quien quiere agua (Qui veut de l’eau ? », etc.). Parfois c’est l’équivalent qui est donné (« alforja ou bissac », « maquilla ou bâton ferré »),  comme dans un manuel ou un dictionnaire de poche.

            Souvent, la mention d’un mot renvoyant à une réalité particulière à l’Espagne est prétexte à une explication plus développée dans le cours du récit ou à une digression, comme à propos de la « large facha » (faja) « sorte de ceinture rouge ou bleue que les Espagnols s’enroulent cinq ou six fois autour du corps » (p. 14). Pour donner à son lecteur français une idée de ce que tel ou tel mot ou institution veut dire, Lamothe fait appel à des références françaises: c’est ainsi que les guardias civiles (les civils) « sont les gendarmes d’au-delà les Pyrénées », l’ama de llaves est celle « qu’en France nous appelons maîtresse de maison (p.170),  les pasas largas , [sont] « des raisins secs, longs, appelés panses dans le midi de la France » (p. 139), des andalousades, « en France, nous dirions gasconnades » (p. 83) et les « muchachos », [sont] « les gars, comme on dit en Vendée » (p. 709). Plus exceptionnellement, c’est une note en bas de page fournit l’équivalent ou l’explication, par exemple, pour chico (« Terme d’amitié dont l’équivalent en français est le mot petit », p. 165) ou pour amontillado (Xérès « qui a subi une seconde fermentation », p. 52).

            Si le terme ou l’expression vient à être à nouveau utilisé, pour Lamothe il s’entend que le sens est désormais connu du lecteur et le procédé ne s’applique plus.

            Parfois, pris par son sujet, Lamothe en fait l’économie et attribue d’emblée à son lecteur une connaissance qu’il n’a sans doute pas, en insérant des mots espagnols tels que neveria, posadero, mayoral, puchero, arriero, cabecilla, verdugo, cabecilla, picaro, brasero, la pobrecita, padrecito, hija, senor caballero, etc. ou, dans les dialogues, des interjections et exclamations comme hombre (« Je ne t’attendais pas de sitôt, hombre ! »), amigo, Anda, Ai de Dios !, Dios mio, Demonio !, caramba, rayos de trueno, valga me Dios (sic), etc.,), et même des membres de phrase (« senoria de mis ojos »), sans autre marqueur typographique. Cette familiarité avec la langue que Lamothe semble parfois indûment attribuer à son lecteur[4], peut même parfois donner lieu à des hispanismes dont on ne sait s’ils sont délibérés (« une charge de limons » ( p. 103),  « la fonction aura lieu dans quelques heures» (p. 27), une « cornette » (corneta) ou une « quadrille » (cuadrilla) carliste, etc.) ou à des traductions calquées sur la langue source (« Faites moi la faveur de votre bras/de votre feu », « Soyez avec Dieu » !), et parfois des formulations qui sans être du fragnol ou un véritable  sabir , sont proches d’une mixtilangue (« Esta en la Sangre ? Oui, senor, esta là-bas, à la Sangre », «le père […] mangeait des garbansos qu’il piquait un à un de la pointe aigüe de sa navaja et fumait un papelito sans prononcer un mot » (p. 18).  Mis dans la bouche des personnages, cette mixtilangue peut donner lieu à d’improbables dialogues, comme celui  entre Olympio et le faux Zarandón (pp. 348-349), reproduit de l’original.    

















            



On observe parfois une inversion du système et c’est l’équivalent espagnol du terme ou de l’expression espagnole qui est donné: « intolérable (insufrible) »,  « je vous baise les mains (Beso sus manos) »  

            Tout cela se fait, contrairement à Jacques Boucher de Perthes qui met des mots italiens à la place des mots espagnols (BENNASSAR, 2013, 1206), avec un respect global de la phonétique et de l’orthographe et une grande pertinence dans l’emploi de la langue d’emprunt.

            C’est ainsi que pour rendre compte d’une consonne sourde en espagnol, Lamothe a recours au redoublement du s (El Osso), au s pour donner une idée du z (gaspacho), au tréma pour traduire en français une diphtongue (boïna, caraï), ou, carrément, à la transcription du son avec les moyens graphiques de la langue française: catchoutcha, tortilia, espagnolas, et, sans doute, facha pour faja,  Perrico et Peppe.

            Ce souci d‘exactitude est néanmoins desservi par l’absence dans la composition typographique des signes diacritiques pertinents, comme les tildes (« senor », « companero ») ou les accents (« caserias », « esta en casa »). 

            Cela n’empêche pas que Lamothe puisse quelquefois être pris en défaut : c’est manifestement le cas lorsque El Osso est systématiquement dit « el bandito » (à la façon italienne ou corse) et « ayuntamiento » transcrit « ayutamento », mais aussi pour ensalata, acetunas, impleado, cigarilla, mozo de quadra, senor capitano, per Dios, por lamor de Dios, Cuernas del diablo !, Vincente, Gaspardo, Cuença, Vittoria, Gutterriez, etc., certaines erreurs étant certainement le fait du typographe et d’une mauvaise relecture (lugarto pour lagarto, sex de invierno, sex de infierno, pour seis de…, par exemple).

            Pour ce qui est de l’utilisation de la langue espagnole dans son récit, Lamothe n’a commis que quelques menus faux-sens  (le maldito sobrino (le cousin maudit), el Esparravan (le Héron), « poulaines » pour « polainas »), et de rares formulations inappropriées (« leal y royal ciudad » (p. 158), « Quien sois usted » (p. 159), don Murillo, par exemple). Et il faut sans doute être Lamothe pour faire qualifier un anglais de « don heretico »  par un calesero (p. 257).

            On observera, par ailleurs, que Lamothe a une certaine connaissance des proverbes et dictons espagnols qui lui permet de qualifier un petit vent de neige, si petit que « suivant le dicton des montagnards, non apaga a un candil pero acuchilla a un hombre (il n’éteint pas une chandelle, mais si vif qu’il traverse un homme comme une lame de couteau » (p. 254) ou de faire dire à un des ses personnage : « On apprend toujours quelque chose (…) et la vieille avait bien raison de ne pas vouloir mourir », une formulation peut-être tirée des  Dictons et proverbes espagnols publiés par Gonzalve de Nervo (le Baron de Nervo), en 1874, chez Michel Lévy Frères.

            L’important est qu’avec la bonne connaissance qu’il semble avoir de la langue espagnole, et dont rendent compte également les traductions qu’il donne de poésies (cf. pp. 269 ou 607), il ait apparemment réussi à hisser le lecteur à son niveau ou, plutôt, à créer chez celui-ci ce qu’on appellera l’illusion linguistique, qui, lorsque les personnages se transfèrent dans « les Provinces », peut aussi concerner le basque (« ne songer qu’à la majesté du Seigneur d’en haut (traduction du mot  Jongoica, qui en langue basque signifie Dieu) », « Irru rak bat (les trois n’en font qu’une), rugirent les miquelets »,  p. 572, par exemple).

 

La connaissance de l’Espagne telle qu’elle est.

            Cette connaissance de langue qui lui aura permis d’échanger avec les autochtones et de lire de nombreux documents directement en espagnol, est un garant sérieux de la prétention qu’a Lamothe à présenter à ses lecteurs  l’Espagne « telle qu’elle est », qui peut pour partie coïncider avec une Espagne attendue.

            C’est d’ailleurs cette conformité dans les choix des grandes unités thématiques  qui frappe de prime abord le lecteur d’aujourd’hui, une conformité dont on ne peut assurer qu’elle ait été perçue ainsi par les lecteurs de l’époque. Mais si dans le traitement des différents types Lamothe paraît « emboîter le pas de ses prédécesseurs » (SERRANO MAÑES, 2005-2006, 2012), il semble néanmoins que la préoccupation pour la transmission de connaissances prévale sur celle de la reconnaissance.       

            Dans l’Espagne que le roman de Lamothe donne à voir ou évoque se trouvent, sous forme graphique ou textuelle, la plupart des incontournables, les figures emblématiques de l’Espagne des voyageurs, l’Espagne « éternelle », des figures imposées telles que le brigand, le torero (Espeleta), les majos, les « brunes gitanas, bohémiennes aux yeux noirs  pleins de flammes, en robes à triples volants, un œillet rouge dans leurs cheveux d’ébène et les épaules couvertes d’un châle aux couleurs voyantes » (p. 68), mais aussi le sangrador (p. 369), le sereno, les sonneurs de cloche à Séville  (p. 72), les tondeurs d’ânes et de mules peut-être inspirés par une illustration préexistante (cf. pp. 330 et 333), etc. Dans la table des « principaux types » publiée à la fin du livre, figure d’ailleurs le détail des quelque 120 illustrations qui les accompagnent.

            Point ne manque non plus les objets et ustensiles non moins emblématiques de l’Espagne, comme les navajas d’Albacete,  ni les « scènes » ou moments comme la Semaine sainte à Séville, une exécution à mort (p. 396), une corrida, la fête du Corpus avec la danse des seices, le pas des rubans, etc. Il faudrait pouvoir apprécier l’éventuelle originalité de certains  choix faits par Lamothe.

            Il y a bien sûr aussi des paysages et passages obligés : les « gorges profondes et tourmentées », les défilés de Despena Perros et Pancorvo, le passage de la Vieille (dans la Sierra Nevada) qui donne lieu, pp. 292-3, à un morceau de bravoure dans la meilleure veine du roman d’aventures et à « un chaos de sons dans un chaos de formes » (p. 300). Mais les temps changent et la montée de Bogante est désormais remplacée par un tunnel …

            On trouve fréquemment mentionnées ou reproduites des idées reçues et souvent reproduites à propos des Espagnols que Lamothe semble reprendre à son compte : leur indolence (celle de tous les négociants  (p. 194) et , p. 51, celle des Andalous  « trop indolents pour se marier eux-mêmes »), leur intérêt pour les aventures galantes (p. 97) et les conversations amoureuses aux rejas en pleine rue (p. 160),  leur sens de l’honneur —el honor—  qui passe avant toute chose (p. 328), les mendiants qui fourmillent (p. 136),  la saignée annuelle, le « chocolat parfumé à la cannelle sans lequel pour un habitant d’au delà des Pyrénées il n’y a pas de déjeuner possible » (p. 228). Et cette vérité bien connue : l’Espagne est un pays où « l’ardeur de l’imagination remplace tout raisonnement » (p. 404).

            Suivisme ou concession tactique ? On ne sait. Toujours est-il qu’à l’occasion Lamothe prend soin de se démarquer de ceux qui à l’instar de ces journalistes qui, à l’occasion de l’ouverture du chemin de fer, « ont passé vingt-quatre heures à boire et à manger entre eux de l’autre côté des Pyrénées » (p. 210) et donnent pour incontestable que les femmes espagnoles ont toutes un poignard à la jarretière. S’il traite des brigands, c’est qu’il est  «difficile de parler sierras sans aborder le chapitre des brigands » (p. 142) et il leur accorde ­—concède ?— un chapitre entier (« Les rois de la sierra[5]») répondant ainsi, à l’attente qu’il suppose chez ses lecteurs. Mais ceux-ci auront peut-être été déçus de ne pas trouver sous la plume de Lamothe d‘évocation de la légendaire sensualité des femmes espagnoles qui émoustillait tant Fernand Dauchez (1908) : Lamothe préfère mettre en avant leur grande piété, et donner du clergé une image particulièrement positive, sans toutefois donner à son roman la dimension moralisatrice et édifiante mise en exergue par Solange Hibbs-Lissorgues (1995, 1998) dans le roman catholique.

            Mais sa plus grande originalité est sans doute à rechercher sa constante préoccupation didactique et encyclopédique et dans un rééquilibrage de l’approche traditionnellement méridionale de l’Espagne au bénéfice de l’Espagne du nord, du Pays basque essentiellement, qui est le principal théâtre de la guerre entre les carlistes et les libéraux. 

            Dans une relation convenue de maître-narrateur à élève-lecteur, Lamothe truffe son récit de descriptions souvent dépendantes des abondantes illustrations présentes dans le livre et partant quelque peu redondantes (BOTREL, 2019, 429), mais aussi de  nombreux pavés informatifs sous forme de digressions ou excursus, quelque chose qu’on retrouve à l’époque chez Jules Verne et le roman pour la jeunesse.  Cela concerne les thèmes convenus comme les courses de taureaux auxquelles Lamothe consacre une sorte de mini-traité[6], mais aussi les éventails ou les navajas, les ganaderias (élevages de taureaux), la Semaine sainte, le corpus, la feria de Séville —celle d’hier et celle d’aujourd’hui— , les alcarazas et même les zanganadas ou la coutume des gros bouquet d’aubépines en Aragon. Avant Le Tour de la France par deux enfants, Lamothe utilise la fiction du voyage de ses deux principaux personnages El Osso et sa fille Carmen pour faire découvrir l’Espagne à ses lecteurs : ses paysages (la Manche, par exemple, p. 479) et ses villes et monuments[7], souvent en appui des illustrations et avec force informations autorisées et détails, comme dans l’évocation de la tenancière d’un restaurant de plein air à la gare d’Avila (« une ville bâtie en granit noir et qui a conservé son enceinte de murailles construite à l’époque de la féodalité ») qui porte encore « le costume moyen âge, la robe brune serrée au cou et aux poignets, tailladée sur les manches et retenue autour du corps par une ceinture de cuir à boucle de cuivre » (p. 539). Parfois l’information est donnée dans une simple note en bas de page, pour expliquer ce qu’est la feria de Séville ou des afrancesados[8] (p. 175), la valeur du doublon (p. 52) ou de l’arrobe, de raisin et de vin (p.  139). Dans cet abondant flux d’informations, Lamothe est rarement pris en défaut[9] et si celles données à propos de Valladolid peuvent sembler trop succinctes, c’est —explique le narrateur— que le train ne s’arrêtant que quelques minutes, les voyageurs n’ont pas eu le temps de visiter la ville …

            L’Espagne découverte est l’Espagne dans sa diversité, d’où cette interrogation attribuée à Diego l’Andalou à propos de la Vieille Castille: « Etait-ce bien l’Espagne que ces pays perdus, au climat âpre, à l’air froid et pénétrant ? Etaient-ce bien des Espagnols que ces hommes aux traits fortement accentués, vêtu d’une manière étrange, n’ayant du costume andalou que la ceinture rouge ou bleue » et dont il constate que « c’est à peine s’ils comprennent l’andalou et si eux-mêmes peuvent se faire entendre » (p. 539).

            Lorsque le trajet emprunté par les personnages laisse telle ou telle ville à l’écart, il suffit d’introduire, au hasard de la conversation ou par décision du narrateur, quelques informations sur la zone blanche en permettant ainsi l’insertion d’une illustration : c’est ainsi que des personnages se trouvant à Osma se souviennent opportunément de Xérès et de ses monuments, qui se trouvent graphiquement représentés, p. 713. Pour introduire une vue de Ségovie par Pannemaker (p. 688), il suffit d’écrire (p. 687), à propos de Vergara, que cette ville « n’a pas comme Ségovie un alcazar perché (…) de magnifiques arènes ou un aqueduc aussi célèbre que le fameux pont du Gard », etc. (BOTREL, 2019, p. 429).

            Ce faisant, Lamothe  arrive à ne pratiquement oublier aucune partie de l’Espagne ; même la Galice est mentionnée, à propos des monts cantabriques, cette « grande chaîne qui parallèle à la France étend ses rameaux vers la Galice » (p. 116).

            Cette sorte de manuel ou guide de voyage a donc une prétention encyclopédique et aucun aspect de la réalité espagnole, y compris sa dimension historique, n’est potentiellement négligée. C’est « la vraie physionomie du pays » qui est donnée à voir, de tout le pays, car, contrairement à la plupart des récits de voyages, qui ignorait généralement l’Espagne du nord[10], le trajet suivi par les deux principaux personnages, de l’Andalousie au Pays Basque permet à Lamothe de mettre l’accent, dans la deuxième partie de son ouvrage, sur « les Provinces ». C’est au Pays Basque que s’est déroulée l’enfance du futur « bandito » et combattant carliste, et il est le cadre des chapitres XXXV à XLVIII (p. 556-791) et presque un tiers des illustrations du livre lui sont consacrées, avec des vues de Abarzuza, de la vallée du Nervion, de Durango, Balmaseda, Vera, Loyola, Tolosa, etc. La traversée du Pays basque donne l’occasion de développements assez nouveaux sur les parties de pelote basque, la chasse à l’ours, avec l’afrontador et l’acuchillador (p. 116) ou la « main irritée », monticules de pierres surmontés d’une croix « qui se rencontrent partout où un assassinat a rougi la terre » (p. 119)  et, bien sûr, la guerre (carliste) dont elles sont le théâtre principal.  Avec une toponymie (Osmaïsteguy, Arichuleguy, Zuluaga, Olazu, etc.) , et une anthroponymie (Etchegoyen, Dorregaray, Lizarraga, etc.,) qui tranchent avec les sonorités alors habituellement associées à l’Espagne.

            Dans sa volonté de se démarquer de ses prédécesseurs et de renouveler le genre ou d’innover, Lamothe fait avancer son récit selon les lignes de chemins de fer ouvertes depuis le milieu du XIXe siècle et au rythme du train : de Séville à Grenade via Cordoue et retour —la ligne Córdoba-Málaga avait été ouverte en 1861 (cf. GONZÁLEZ JURADO, 2015)—, de Séville à Manzanares en passant par Cordoue, Villafranca, Andujar,  Despena Perros (avec son viaduc « de plus de cent cinquante mètres de longueur »), et les huit tunnels successifs qui « percent la montagne ». De Manzanares, El Osso et Carmen redescendent vers la mer, pour déposer dona Paquita (leur belle sœur et tante) dans un couvent à Alicante, en passant par Campo de Criptana, Villarobledo (« célèbre par la défaite des carlistes de Cabrera »), Albacete, Chincilla (sic),  où vient s’embrancher le chemin de fer de Carthagène, puis de Chincilla  à El Villar, Almansa, Villena (« se dessinant en amphithéâtre au milieu de ses riches vignobles »), Sax (« échelonnée sur la pente élevée d’une roche dont, par le jeu de la nature, le sommet représente le profil parfait le profil parfait d’une tête d’éléphant »),  Huelva (pour Elda, sans doute, « assise dans ses jardins fleuris »), Monover « la manufacturière », Novelda, et finalement Alicante. Après avoir pu assister à la « Commune » d’Alcoy —ce que, par la suite, on appellera la « Révolution du pétrole »—, en juillet 1873, ils prennent le train d’Alicante à Madrid, puis de Madrid à Vittoria en train, avec l’énumération commentée des gares, des viaducs et des tunnels successifs : l’Escurial, le tunnel de la Canada, le viaduc de Noval Grande, la station de Velayos, etc. jusqu’à presque Andoain.

            Conducteur du récit, le train offre aussi un cadre nouveau : dans la promiscuité des compartiments des wagons­ les personnages du roman peuvent, par exemple, confronter leur point de vue avec des touristes anglais. Il donne aussi lieu à l’expression par El Osso de sa nostalgie du temps des diligences qui enchantaient l’abbé Godard,  Desbarrolles ou Dauchez et ne servent plus que pour aller de Grenade à Cervera et à escalader le Veleta, au son des grelots des mules.

            Mais si le très passéiste El Osso est résolument opposé au « char à feu » et autres  « artes diabólicas », sa fille Carmen s’avère une utilisatrice experte des guides de chemin de fer : c’est son « guide descriptif » qui lui permet  d’apprendre et, ce faisant, d’informer le lecteur, que de Vittoria à Irun, on compte treize stations et plus de cinquante tunnels : le premier, celui de Chinchetra, ayant 520 mètres ; les treize souterrains d’Otzaurte, offrant sur un espace de 11 kilomètres, 7,310 mètres creusés dans la montagne, etc. Difficile d’être plus précis… C’est celui situé après la station d’Andoain , qui sera choisi par elle pour, avec son père, sauter du train, échappant ainsi aux « volontaires de la République » qui les avaient fait prisonniers.

            A partir de là, le lecteur est  invité à suivre la progression d’une colonne carliste  qui traverse Sambilla (« bourg de quinze cents âmes, entouré d’une jolie plaine que domine le Mondour, montagne conique de 557 mètres de hauteur »), Navarte, Oyereguy, pour arriver à Mugairi , « petit village traversé par la route de Vera à Pampelune et où faute, d’autre logement, les volontaires, après avoir déposé leurs armes sous le porche à colonnes de pierres rouges de la vieille église carrée qui domine le pueblo, commencèrent aussitôt à danser avec les jeunes filles » (p. 634). Suivra une description très détaillée (p. 635 et sq.) des trente et un kilomètres qui séparent Mugairi de Villava, en remontant le rio Marin, etc.

            Dans tous les cas, c’est implicitement ou explicitement par rapport à la France que les réalités de l’Espagne sont données à voir, comme en témoignent les quelques clins d’œil  (la « terrible navaja »,  par exemple), mais surtout les nombreuses comparaisons : « en France, cela pourrait paraître extraordinaire à certaines gens », mais en Espagne, à l’Angélus, trois fois par jour (au moins parmi les habitants de la campagne » on se découvre en faisant le signe de croix (p. 7) ; ou encore : « Rien ne ressemble moins à un cimetière français qu’un campo santo espagnol » (p. 326) et que dire des formalités concernant le mariage ?, toutes à l’avantage de l’Espagne selon Lamothe : en effet,  « en Espagne (…) au moins jusqu’à ces derniers temps, les époux ne contractent leur union qu’au pied de l’autel, sans avoir à comparaître devant aucun monsieur en habit noir et en écharpe qui, ses lunettes sur le nez, leur lit je ne sais quels articles du Code pour leur apprendre qu’ils sont à l’avenir deux forçats enchaînés de par la loi et soumis par elle à la haute surveillance de la police » (p. 54). A d’autres moments, il est fait appel au savoir lectorial comme lorsque la feria de Séville telle qu’elle est aujourd’hui est qualifiée de « brillant Longchamps d’été » (p. 190).

            Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs dans le genre, le point de vue de Lamothe est rarement supérieur: Lamothe en tant que catholique militant et légitimiste intransigeant, s’attache, au contraire, à mettre en relief tout ce qui dans les valeurs éternelles associées à l’Espagne comme la piété, la religiosité ou dans des dispositifs comme celui des serenos (p. 362) mériterait d’inspirer les Français ou d’être copié par eux. Si, « gâtés par un siècle de révolutions, nous avons perdu ces qualités qui faisaient le charme de notre nation, soyons au moins assez juste pour ne pas critiquer sottement nos voisins d’avoir su conserver encore, en dépit de trop de convulsions politiques, leur foi profonde, ainsi qu’un certain enthousiasme à la foi (sic) chevaleresque et poétique », s’exclame Lamothe (p. 203). La France et les personnages qui l’incarnent dans le roman sont d’ailleurs volontiers présentés comme des facteurs de corruption et l’instauration par la loi du 1 juillet 1867 du système métrique sur le modèle français comme une agression pour les Espagnols.

            La double actualité de la France des lendemains de la défaite de Sedan et de la Commune et de l’Espagne de la I République permet à Lamothe de se reporter, par contraste, à l’Espagne légitime incarnée selon lui par les carlistes et Carlos VII, à la « vraie Espagne », et à l’exalter.

            Lamothe ne s’encombre pas de nuances : d’un côté il y a le roi élu mais usurpateur ou intrus (soit Amédée de Savoie, dit Macarroni I) auquel El Osso manifeste son hostilité dès le début : « en Espagne nous n’avons pas besoin d’étrangers et la monarchie de Ferdinand le Catholique se suffit à elle-même sans qu’il soit besoin d’aller chercher des princes italiens », gronde le bandit  (p. 74).

            Viennent ensuite (chronologiquement), tous les « révolutionnaires », avec leurs clubs et leurs sociétés occultes et leurs «  colporteurs de mensonge et de corruption »,  hommes pervers vouant « la haine la plus profonde au catholicisme » (p. 176), et les républicains, « escamoteurs des libertés » (p. 418). Et, par dessus tout, les intransigeants, connus par les historiens comme cantonalistes, tel le général Pierrad à Séville[11], auteurs de sacrilèges comme dans la cathédrale de Burgos (p. 203), et acteurs des scènes historiques « les plus honteuses » qui, par exemple, accompagnèrent cette nouvelle révolution à Barcelone, dans l’église Sainte-Ammonique  (p. 426), le soulèvement de Valence, celui d’Alcoy, etc.

            Dans le camp des « mauvais », il faut inclure, en outre, les Madoz (« un de ces libres-penseurs qui sont (eux-aussi) la gangrène des nations où ils se développent »), et  les « protestants » : les Anglais qui occupent Gibraltar, « chancre » attaché à l’Espagne et qui le « dévore vivant »  (p. 223-224) ou les Allemands, « étrangers protestants » qui s’immiscent honteusement dans les affaires intérieures d’une nation catholique » (p. 790), comme l’écrit Lamothe, en commentant la remontée du Nervión par des canonnières impériales, à l’été 1874.

            Heureusement, dans une Espagne affectée par la Révolution  —« cette maladie si funeste aux Etats » (p. 351)—, la majorité des Espagnols sont restés à l’abri de tels maux :  c’est « l’Espagne espagnole », celle de la campagne, avec son vrai peuple de travailleurs qui conservent un certain respect pour la religion sauf quand ils sont victimes des meneurs étrangers «  des échappés de la Commune de Paris, des Italiens de Garibaldi, des Polonais, des Prussiens, des scélérats de toute nationalité, dont le principal but est de détruire le catholicisme, de l’étouffer dans le sang et de l’extirper de la surface du globe », dit le Révérend Abondio (p. 506). C’est pour ces Espagnols-là que se bat Carlos VII qui incarne « la légitimité, l’ordre, la religion et la stabilité » (p. 695).

            C’est lui et ceux qui le soutiennent qui représentent la seule alternative possible, celle que prône Lamothe.

            Petit à petit,  le roman d’introduction à la « vraie Espagne » se transforme en guide de lecture de l’actualité, avec un mélange délibéré mais point trop subtil entre les acteurs de l’actualité (le curé de Santa Cruz, Alfonso de Borbón Carlos de Borbón, Castelar, Serrano, Pavia, le maréchal Concha (« le moderne Attila »), Topete,  etc.) et les personnages de fiction. Cela permet à Lamothe de s’opposer aux idées colportées à propos des carlistes, par exemple, qu’on a « métamorphosés en véritables assassins fanatisés par des prêtres à la figure grimaçante et aux traits stupidement féroces » (p. 519), en particulier dans les journaux illustrés, car il ne faut pas oublier que la lecture de ce roman par livraisons se fait en parallèle et, dans une certaine mesure, en concurrence avec ce que la presse publie chaque semaine. Non, affirme Lamothe dans l’introduction à La Fille du bandit,  les carlistes «  ne sont pas de ceux qui s’aplatissent devant un 28 juillet, un deux décembre ou un 4 septembre ».

            Car si La Fille du bandit se présente comme un roman « espagnol », il est écrit en pensant très fort à la France et à un public français. La multiplication des allusions ou références à la Révolution de 1789 ou à la Commune prises comme repoussoirs, ne laissent planer aucun doute à cet égard : « comme les commissaires de la Convention de 93 », un lieutenant « en écharpe rouge passée par-dessus sa tunique galonnée » vient faire l’appel des otages dans la prison où se trouve El Osso  (p. 443);  le soulèvement de Valence est la « répétition de l’organisation de la Commune à Paris » (p. 507), les « atrocités » commises par les républicains à Alcoy,  le 12 juillet 1873,  sont « le digne pendant du massacre des otages à Paris » (p. 501) , etc.

            Un certain  nombre de personnages français du roman, présentés comme d’anciens « Communeux », inspirent d’ailleurs les intransigeants espagnols; et Lamothe se moque ouvertement de Victor Hugo qui dans une lettre « héroïco-burlesque » urbi et orbi, co-signée de Félix Pyat et Garibaldi (p. 127 et 418) a salué l’instauration de la République en Espagne… Peut-on par ailleurs être républicain et catholique ? L’avis péremptoire de Lamothe, par la voix du prêtre don Abondio est que non : « ces grands afficheurs de religion ne sont catholiques qu’en théorie » (p. 507), même s’il concède qu’ils peuvent avoir un pouvoir de modération.

            Il faut se souvenir de ce qu’en 1873-1874, en France, la majorité royaliste à l’Assemblée travaille toujours à la Restauration de la Monarchie et que la question constitutionnelle ne sera tranchée qu’en janvier 1875, en faveur de la République…

            Vient l’heure des souhaits et du pronostic : « Que Dieu favorise les armes de don Carlos de Borbon… » dit El Osso qui pense qu’une « autorité légitime est nécessaire pour resserrer les liens de l’unité nationale » (p. 699). Quant à Lamothe, il a déjà tranché (p. 646): « Heureusement pour l’Espagne qu’à la voix de leur roi, il s’est trouvé beaucoup d’autres hommes qui n’étaient pas de leur temps non plus, mais qui, Dieu aidant, forceront leur patrie à être du leur, à retourner en arrière, à redevenir ce qu’elle était alors que ses rois exerçaient un pouvoir incontesté, l’Espagne catholique, une des premières nations du monde, au lieu d’achever de glisser au dernier rang sur la pente boueuse où l’ont poussée les traîtres et les ambitieux »  (p. 646). Une position affichée dès  l’Introduction : « Tous mes vœux sont avec ceux qui hommes énergiques, à la foi robuste, à l’âme fortement trempée, qui savent mourir, mais non pas transiger avec leur conscience » : « Dieu protège don Carlos de Bourbon et lui donne la victoire ».

            « Quelle sera l’issue de la lutte du droit contre l’usurpation, de la justice contre la trahison, de la religion contre l’impiété ? se demande néanmoins Lamothe : « Dieu seul le sait ».

            Le roman par livraisons s’achève en 1874, après la bataille de Ponte Muro du 27 juin 1874 et la prise de Cuenca (Cuença dans le texte) par les carlistes le 15 juillet 1874: la fiction est rattrapée par l’actualité, et le roman s’interrompt brutalement, avant l’échec des carlistes dans leur tentative de prendre Irún en novembre, la proclamation d’Alphonse XII par Martínez Campos, le 29 décembre 1874, et, partant, l’échec des prétentions carlistes.

 

De la traduction à l’interprétation. L’image de l’Espagne que donne à voir La Fille du bandit d’Alexandre Lamothe n’est donc pas uniquement celle d’une nouvelle carte postale.

             Si l’expression et la mise en scène de l’écart culturel  entre Je et l’Autre, et Ici et Ailleurs (Pageaux, 1981, 170) est toujours de mise, dans la littérature consacrée à l’Espagne La Fille du bandit se caractérise par la volonté de donner une image de l’Espagne moins futile et conventionnelle (avec un discret questionnement des stéréotypes) et  plus documentée et exhaustive (avec notamment la prise en compte du Pays Basque) ; une image plus actuelle aussi. Les compétences d’observateur et de voyageur en chemin de fer de Lamothe (à rebours des itinéraires habituels), sa qualité d’archiviste y sont certainement pour beaucoup[12], et La Fille du bandit a de ce point de vue toutes les caractéristiques du roman didactique,  cher, en particulier, à la hiérarchie catholique à l’époque.

            Son angle de vue est d’ailleurs constamment déterminé par des présupposés  résolument catholiques et réactionnaires, depuis des bases idéologiques comparables à celles d’une bonne partie des ecclésiastiques espagnols étudiés par Solange Hibbs (1987). Sans être un roman à thèse, c’est un roman d’idées, très engagé pour la cause catholique. Dans une certaine mesure, c’est aussi une originalité[13].

            Enfin Lamothe est aussi redevable du cours des événements survenus en Espagne entre 1868 et 1874: la Révolution de 1868, l’élection d’Amédée de Savoie puis la proclamation de la République et la troisième insurrection carliste font ce qui avait été traité par lui sur le mode historique à propos de l’Irlande[14], de la Pologne (dans Les Faucheurs de la mort, par exemple), ou même de la Commune, est en cours de route envahi par l’actualité, le temps de la fiction et du roman produit par livraisons hebdomadaires et celui du cours des événements se rapprochant  de plus en plus jusqu’à se rejoindre ; pour un dénouement que les lecteurs de Lamothe ne pourront découvrir qu’ultérieurement.

            L’exaltation de « l’épopée carliste » opposée aux turpitudes du système politique en vigueur, du roi intrus et plus encore aux excès et exactions des républicains intransigeants permet à Lamothe —et c’est là sans doute ce qu’il y a de totalement nouveau­­— ­de donner une autre image de l’Espagne : comme il l’assure (p. 362), « nos voisins ne sont pas aussi barbares que veulent bien le proclamer certains gazetiers, et, quelques civilisés que nous soyons, nous pourrions faire à leur barbarie des emprunts qui ne seraient pas sans utilité ». Plus encore, comme il l’écrivait dans l’introduction du roman,  les Espagnols qui ont été « le premier peuple du monde, ont la conscience qu’ils peuvent le redevenir, car ils ont conservé intacts leur courage, leur mépris de la mort, leur fierté, leur amour de leur indépendance et de leur foi ». C’est ainsi que cette Espagne, la « vraie » Espagne, devrait devenir un modèle pour la France d’après Sedan et la Commune.

            Mais le souhait de Lamothe ne sera pas exaucé: en Espagne, avec la Restauration monarchique en 1874, c’est Alfonso XII et non Carlos VII qui sera mis sur le trône et, en France, la IIIe République sera finalement instaurée en 1875, pour longtemps. Et à la Carmen de Lamothe —la fille du bandit—, les Français préfèreront dans l’immédiat et durablement­ la Carmen de Bizet, Meilhac et Halévy créée la même année.

           

 

 

 

 



[1] Des quelques informations biographiques dont on dispose à  propos de Lamothe, on retiendra, à cet égard, qu’en 1880, il sera « destitué, à la veille de sa retraite, pour avoir refusé en tant que fonctionnaire de signer une déclaration approuvant les décrets d’expulsion des religieux » (NEBOIT-MOMBET, 2005).

[2] Dans cette étude, les graphies données par Lamothe sont presque toujours respectées, avec ou sans italique.

[3] Introduction à La Fille du bandit.

[4] On peut, par exemple, être surpris de ce  que Lamothe puisse supposer au lecteur la connaissance de la qualité de « coscon », c’est-à-dire de soldat malheureux (cf. p. 138, 348, 387).

[5] Il s’agit d’Apolinario  (« je vais appeler Appolinaire », est une menace à l’adresse  des enfants, selon Lamothe) et de José María el Tempranillo auxquels il ne manque de reconnaître une « certaine générosité chevaleresque ». La figure de Nicolas Jordan, pourtant annoncée, n’est pas traitée.

[6] Cf. le chapitre VII « La course des taureaux »

[7] Séville, Carmona, Grenade, Cordoue,  Almaceta, Gibraltar,  Alicante, Jijona, Jativa, Tolède, Madrid et l’Escurial qui déplaisent tant à Carmen, Ségovie, Burgos, etc.

[8] Définis comme « ceux qui copient les Français, terme de mépris fort usité en Espagne, où certaines gens imitent par genre les Français, aussi ridiculement que certains Français singent chez nous les Anglais » (p. 175).

[9] Sa double référence (p. 427 et p. 460) à l’hymne de Diego (pour Riego), appartient aux rares erreurs manifestes dans son récit.

[10] L’abbé Godard, cependant, s’était intéressé à Fontarrabie, Saint Sébastien, Vilafranca, et Vittoria (cf. Godard, 1862, 18-24)

[11] Lamothe consacre trois chapitres (XVII, XVIII et XIX) au « canton » de Séville qui pourront être lus, par exemple, à la lumière du témoignage du vice-consul de France étudié par Paul Drochon (1979).

[12] Lamothe peut ainsi tour à tour rapporter la légende de Saint Vincent Ferrier recueillie par oral et produire à son sujet  des informations avérées (cf. p. 288 et sq.).

[13]  Un point de vue similaire mais peu développé avait été exprimé en 1862 par l’abbé Godard admirateur de la « noble physionomie de la catholique Espagne » et critique de la desamortización (Godard, 1862, 45)

[14] Dans son roman La Confession d’un amant (1891), Marcel Prévost fait allusion aux  « ouvrages fantaisistes d’Alexandre de Lamothe » sur la question d’Irlande.