François Lopez: l’historien du livre et de la lecture . Au jeune assistant —et déjà maître— chargé de la question d’agrégation sur “Les idées de réforme en Espagne autour de 1800” que je connus à Bordeaux en 1964-65, je dois l’essentiel de ma formation sur le XVIII e espagnol, celle qui m’autorisa par la suite, à deux reprises, à me porter volontaire pour traiter de Cadalso, El Censor et Ramón de la Cruz puis à nouveau des Cartas marruecas et de Jovellanos. De son cours sur l’Informe sobre la ley agraria de Jovellanos, je conserve les notes prises alors (46 cuartillas ), qui relues aujourd’hui me permettent de retrouver l’architecture caractéristique de la méthode de l’enseignant et du chercheur: après les orientations bibliographiques, une ample introduction au XVIII e , un véritable cours d’histoire agraire, une analyse et un commentaire fouillés de l’ Informe lui même et des informations sur sa réception, mais aussi quelques réflexions plus personnelles passées au tamis de l’étudiant, comme celle-ci: “Jovellanos lorsqu’il est obligé de biaiser le fait par prudence non par timidité” ou encore cette réfutation implicite du libéralisme puisque “l’idée que l’agriculture n’est prospère que lorsque les lois protègent les intérêts individuels est une idée que Jovellanos n’a pas prouvée”.

 Quinze ans après, au début des années 1980, j’ai renoué avec un François Lopez toujours passionné par le XVIII e siècle, “le siècle de cette Révolution française que prépara, accompagna, que suivit une formidable explosion d’idées”, écrivit-il, à un moment où après s’être consacré, à propos de Forner, à une innovatrice et lumineuse histoire des idées, il avait commencé à approfondir quelques aspects déjà présents dans sa thèse: les conditions de la production intellectuelle et les contours de celle-ci mesurés par le biais de la statistique bibliographique, élargissant ses interrogations au champ littéraire et à l’émergente histoire culturelle, autour des gens du livre, du livre et de tous les imprimés et de leurs lecteurs. J’avais pour ma part, avec le même directeur de thèse, Noël Salomon, orienté une partie de mes recherches dans cette direction, mais sur le XIX e , un siècle peu prisé de Lopez parce qu’il lui semblait avoir, comme le XVII e , “surtout vécu sur l’héritage qui (lui) avait été légué”. Nous nous sommes retrouvés autour des questions d’alphabétisation (à Toulouse, en 1982), puis des imprimés de colportage abordés au Colloque de Pau sur Les productions populaires en 1983.

En 1984, date de son “Estado actual de la historia del libro en España” ( Revista de Historia Moderna , 4, pp.9-22), il constitua une équipe de trois chercheurs (lui-même et deux de ses anciens étudiants, Berger et Botrel), avec une première publication en 1986 et le premier colloque sur l’histoire du livre ibérique publié en 1989. La conception et la mise en œuvre du projet Nicanto (hommage à Nicolás Antonio, je ne l’avais pas perçu jusqu’à aujourd’hui!) à partir du répertoire de F. Aguilar Piñal est l’illustration de la préoccupation de F. Lopez de donner à la production intellectuelle et imprimée —y compris la plus infime, comme cette littérature de cordel qui nous a tant intéressés tous les deux— de plus justes contours , observés dans la plus longue durée. Cette préoccupation était encore présente dans la communication qu’il m’offrit au Colloque de PILAR, à Rennes, en décembre 2004. Par la suite, l’organisation de nouveaux colloques ou tables rondes sur la culture des élites espagnoles à l’époque moderne, sur quelques écrivains du Siècle d’or et leurs livres, sur les pratiques de la lecture ou l’alphabétisation et les publications en découlant ont permis de montrer que pouvait effectivement se réaliser son ambiteux projet consistant à ”renouveler l’histoire de la culture espagnole en s’assignant pour objet d’étude le livre et la lecture”, un champ qu’il élargit ensuite à la critique littéraire au XVI-XVIIIe et à l’institutionnalisation de la littérature, toujours à l’époque moderne.

 L’ensemble de cette démarche raisonnée et méthodique a débouché dans l’ Historia de la edición y la lectura de 2003 (un projet qu’il avait dès le début des années 1980, pour une maison d’édition allemande, et auquel il m’associa, sans concrétisation, à ma connaissance), co-dirigée par lui, Víctor Infantes et moi-même pour le XIX e siècle qui fut finalement raccroché au projet. Qui devait traiter des années 1808-1833, il en fut question entre nous deux et c’est évidemment la volonté du maître —certainement fondée en raison— qui s’imposa rapidement. On trouvera dans le texte préliminaire (“Una historia de la edición española”, pp. 13-20) dont il se chargea de rédiger une première ébauche à peine amendée par les deux autres co-directeurs ainsi que dans l’architecture de la partie sur 1680-1808 qu’il dirigea et dont il rédigea plus d’un tiers des chapitres, la vision sans doute la plus aboutie de ses réflexions et propositions sur ce que pouvait ou devait être une histoire culturelle du livre et de la lecture.

 Derrière l’homme de réflexion longtemps abrité par la fumée de sa pipe ou de son  cigarrillo cigare , l’acide acuité de ses propos —parfois— et une espèce de distance instaurée avec lui-même, se cache, me semble-t-il, ce que l’examen de son œuvre permet finalement de découvrir en en appréciant toutes les fécondes dimensions: un homme d’action et engagé dans la recherche et son organisation, engagé à sa façon, c’est-à-dire comme il en avait librement décidé, à partir de sa propre vision du monde—, ce que peu d’esprits éclairés ou d’universitaires furent en mesure de faire.

 J.-F. Botrel